Jean Monnet of Cognac et l'URSS

Alexandre E. Bogomolov (1900-1969)

 En novembre 1934, Jean Monnet quitta Shanghai pour rejoindre sa fraîche et belle comtesse Italienne, à Moscou.

Tout commença lors d'une conversation apparemment banale avec le diplomate Aleksandr Efremovitch Bogomolov. (...)

(...) Bogomolov fut informé des difficultés amoureuses du Français et de la situation maritale inextricable de la dame de ses pensées. Cela l’amusa. Souvent au sein des petites communautés expatriées, chacun se délectait des problèmes conjugaux ou des histoires de coeur de ses semblables. Puis, il discerna dans la situation une opportunité qui lui permettrait de se rapprocher de M. Monnet. À l’occasion d’une rencontre fortuite (?) au Cercle Français, Bogomolov invita Monnet à prendre un verre. Après un échange de banalités, en anglais, Bogomolov se lança : - « Connaissez-vous mon pays, Mr Monnet ? » Le Français lui répondit, en souriant, qu’il avait eu la possibilité de se rendre à Moscou, pour affaires, il y avait bientôt vingt ans. - « Alors, vous connaissez un peu l’âme Russe ! Lorsqu’un Russe est trahi par sa femme que fait-il ? » Monnet était peu disposé à la gaudriole mais il fit semblant de s’intéresser aux propos de son interlocuteur, par politesse. - « Je ne sais pas. Il doit être très malheureux et doit chercher à comprendre ou se venger. » - « Et bien mon cher, si c’est un paysan, il se précipitera chez son rival pour empoisonner son bétail. S’il appartient à l’intelligentsia, il rédigera une longue lettre aux accents déchirants, tuera son chien et se brûlera la cervelle. S’il est membre du Parti communiste, il n’aura aucune réaction, mais écrira une lettre circonstanciée qu’il adressera à la GPU, ou plutôt, comme on doit dire aujourd’hui, au NKVD. » Et Bogomolov éclata d’un grand rire . Jean Monnet sourit poliment. (...)

(...) Avant son départ, il alla à la librairie française de la Concession. On lui conseilla la lecture du dernier Prix Goncourt : « La Condition Humaine » attribué, un an plus tôt, au jeune André Malraux. Une fois dans le Transibérien, Monnet se mit à lire. Très vite, il sut qu’il détestait ce bouquin; ramassis de vérités contrefaites à l’exotisme essoufflé. Il apprit, en bavardant avec l’occupant de la seconde couchette de son wagon, fonctionnaire de Police français, que ce Georges André Malraux était un poseur, cocaïnomane, minable petit trafiquant d’objets d’art orientaux du Temple de Banteay Srei, agitateur communiste qui ne mit jamais les pieds en Chine et ne connaissait de l’Extrême-Orient que les bouges de la rue Tu Do à Saïgon. Monnet oublia le livre dans le train. (...)

 

Simon Sabiani et l'assassinat du roi Alexandre 1er de Yougoslavie et de Louis Barthou

Alexandre 1er de Yougoslavie (1888-1934) et Louis Barthou (1862-1934), quelques minutes avant leur assassinat

 Le 9 octobre 1934, Louis Barthou, ministre des Affaires Étrangères et François Pietri, ministre de la Marine, accueillaient le roi Alexandre 1er de Yougoslavie, au Quai des Belges, à Marseille, devant une foule en liesse. La Cité Phocéenne était en ébullition. (...)

(...) À 16 h 15, le roi fut abattu sur l’avenue de la Canebière, à la hauteur de la façade néoclassique de la Bourse de Commerce, le regard tourné vers le Vieux Port. (...)

(...) Dans la mêlée générale qui suivit, les policiers présents tirèrent, indistinctement, sur la foule prise de panique. Plusieurs personnes venues acclamer le souverain et les ministres français furent mortellement touchées. Une main sûre, tenant un pistolet de calibre 8 mm – l’arme de service des policiers français – ajusta son tir, sans se presser. Elle fit feu sur le ministre Louis Barthou et le blessa mortellement. Une rumeur se répandit comme une traînée de poudre : un oustachi avait assassiné le Roi et le Ministre, à l’aide d’un pistolet Mauser « Schnellfeuer », de calibre 7, 63. Munitions de calibres 8 mm et 7, 63 mm ; deux armes différentes avaient été utilisées. On ne dissipa la confusion que plus tard, beaucoup plus tard ! Dans son éditorial publié les jours suivants dans les colonnes de l’Action française, Charles Maurras écrivit enguise d’épitaphe : « Ce personnage (Louis Barthou) nous était un ennemi féroce. Personne avant lui n'avait osé dire : mon ami Litvinov ! » (...)

(...)  Simon Sabiani, Député des Bouches du Rhône, était le 1er adjoint au Maire de Marseille : le Docteur Georges Ribot. Mais, c’était, lui, Sabiani, le véritable maître de la ville. Ami fidèle de MM. Carbone et Spirito, il les avait défendus, de façon spectaculaire, lorsque la rumeur publique les avait désignés comme les assassins sanguinaires du Conseiller Prince, chef de la section financière du Parquet de Paris, chargé de l’enquête relative au suicide d’Alexandre Stavisky. Un mois après l’assassinat du Roi et du ministre Français et après la déroute de son Front Français (Ni gauche, ni droite: France d'abord !) aux élections cantonales, Sabiani organisa une conférence, salle des Ambassadeurs, avenue Gabriel, à Paris : « La Vérité sur l’Attentat à Marseille ». Ce soir-là, l’assistance était particulièrement distinguée. (...)  

(...) Sabiani s’employa, tout au long de la soirée, à démontrer que les responsables de l’assassinat du souverain yougoslave et du ministre Barthou étaient : « les banques européennes liées par de puissants intérêts à l’organisation occulte judeo-maçonnique ». Il fut très longuement applaudi. Afin de donner une audience accrue à ses propos, le texte de la conférence fut édité dans une petite brochure de trente-deux pages par les Éditions des Ambassadeurs. Dans le catalogue de cette petite mais prestigieuse maison présidée par le colonel Guillaume, le nom de Sabiani côtoyait ceux de personnalités connues ou qui méritaient de l’être : le sénateur de la Guadeloupe, Henry Bérenger - signataire des accords avec Sir Walter Long relatifs à la province de Mossoul et ses ressources pétrolières - auteur de « Hitler et Israël » ; Philippe Henriot, avec deux publications « L’envers du décor au Palais Bourbon » et « Demain » ; le député, Jean Ybarnegaray « 6 février : le Grand Soir des honnêtes gens » ; le député aveugle Georges Scapini, grand blessé de la Grande Guerre « Révolution : oui ; Guerre civile : non ! » ; le député de l’Ardèche, Xavier Vallat « La vérité sur la franc-maçonnerie » ; Marcel Déat, député néosocialiste exclu de la SFIO « Flandin… Suprême espoir ? » et à paraître : « Mussolini », exercice d’admiration signé par Philippe Henriot, auteur décidément prolixe !

Le 13 novembre 1934, Jean Monnet épousa Silvia de Bondini, nouvellement et unilatéralement divorcée du signor Francisco Giannini, dans la Maison du Peuple, à Moscou. Maxim Maximovich Litvinov donna des instructions pour que l’on disposât, dans la Salle des Mariages, une douzaine de vases contenant de magnifiques arbustes « camélias japonicas » ; discret rappel de la « mission » confiée au jeune marié. Monsieur l’Ambassadeur de France Charles Alphand fit porter une brassée d’élégantes fleurs d’agapanthe d’un bleu tendre et délicat, cultivées dans les anciennes serres impériales. John Foster Dulles, lui, demanda à son ami William F. Bullitt, nouvel ambassadeur américain à Moscou, de bien vouloir faire remettre à la jeune mariée un énorme bouquet de roses blanches. Quelques jours après la célébration du mariage, le 1er décembre 1934, Sergueï Mironovitch Kostrikov dit Kirov, Secrétaire du Comité Central du Parti Communiste d’URSS, fut assassiné par Leonid Nikolaïev à l’Institut Smolny de Leningrad, dans des circonstances troubles. Sa disparition fournit le prétexte attendu par le Camarade Staline pour mettre en oeuvre la Grande Tchistka dirigée contre ses plus anciens camarades bolcheviks.

La balade du Grand Macabre n’était pas encore totalement écrite mais déjà certains comédiens répétaient leur rôle et se grimaient dans les loges. (...)

Simon Sabiani (à gauche), Paul Carbone et François Spirito.

Un délicat Rastignac suisse.

Bernard Barbey (1900-1970)

(...) Bernard Barbey, tel un Rastignac suisse, s'écria  - A  nous deux Paris !

Son jeune âge lui donna l’audace de faire hommage de son premier roman : « Le Coeur Gros », à François Mauriac. L’auteur du « Fleuve de Feu » fut immédiatement affolé par ce grand et beau garçon, au corps athlétique, et à l’esprit fin et délicat : « Le christianisme ne fait pas sa part à la chair ; il la supprime. » Marcel Jouhandeau, chattemite, déclara à qui voulait l’entendre que Mauriac, l’auteur du « Désert de l’Amour » - fiancé éconduit de Marianne Chausson, la fille du compositeur – était tombé éperdument amoureux de ce jeune et séduisant Helvète, qu’il souffrait dans son esprit et son corps de la froideur de son bel éphèbe et ne connaissait pas, avec lui, le « Dessert de l’Amour ». Depuis, Bernard Barbey séjournait, régulièrement, dans la capitale française et fréquentait le Tout-paris littéraire. Très vite son charme et son talent lui permirent d’investir et réduire certaines places fortes de la République des Lettres et des Arts. Partageant l’intimité canaille de Cocteau, Barbey devint le commensal attitré de Charles et Marie-Laure de Noailles. Avec eux, il échangeait, avec légéreté, sur la botanique et l’art des jardins. Il se lia d’amitié avec François Le Grix, l’homme aux joues fardées et à la perruque cocasse ; le « découvreur » de Georges Bernanos et Julien Green. Le Grix ouvrit les portes de la « Revue Hebdomadaire » à son jeune ami. Celui-ci en occupa, très vite, le fauteuil de secrétaire général.

Bernard Barbey appartenait à une très ancienne famille protestante de Genève et du canton de Vaud, alliée aux Butini, de la Rive, Boissier, Alesin et de Gasparin. (...)

(...) Le grand père Barbey aimait à faire découvrir à ses vingt-sept petits enfants le vaste monde des plantes au cours de belles et longues promenades, dans la campagne de Valleyres. Bernard, son préféré, était un solide garçon blond, aux yeux clairs. Il avait l’esprit vif et était doué d’une grande sensibilité. Il adorait son grand-père. Et celui-ci lui rendait bien. Le grand père Barbey mourut le 18 novembre 1914 à Chambésy dans le fracas, pas si lointain, du gigantesque conflit européen. Bernard était alors âgé de quatorze ans. La disparition de son grand-père Barbey le laissa désemparé. Après avoir terminé ses humanités à Genève, à la fin de la Grande Guerre, le jeune Suisse s’installa à Paris.

Et il se sentit appelé par les Arts, la Littérature, l’amour des filles timides et des garçons audacieux. (...)

Kermesse Valse

Pierre Bénouville (1914-2001)

 (...) Pierre Bénouville se prit de passion pour Henri-Frédéric Amiel et son « Journal ». Il en parla à un de ses maîtres. Celui-ci lui conseilla de lire, à la bibliothèque Sainte Geneviève, une « note sur Amiel » signée par un jeune et brillant feuilletoniste suisse, Bernard Barbey, et publiée dans la livraison du 11 août 1923 de la Revue Hebdomadaire - la revue de la maison d’édition Plon - fondée et dirigée par Félix Jeantet.

Aujourd’hui, 26 novembre 1936, Pierre Bénouville participe au dîner annuel de la Revue Hebdomadaire, à la table de Bernard Barbey.

En ricanant, Pierre Bénouville expliqua à ses amis que lui et ses camarades dérobèrent à Blum, son chapeau et sa cravate, lors des obsèques du grand patriote Jacques Bainville, historien et chroniqueur de l'Action Française. Et les suspendirent, comme trophées, dans les locaux des Camelots du Roi, rue Asseline. De sa voix voilée et nasillarde, il raconta comment, avec les Camelots du Roi de la 17e section, il participa à la folle nuit du 6 février 1934 ; celle pendant laquelle l’actuel conseiller municipal Darquier ainsi que d’autres plus obscurs furent sévèrement blessés par les gardes mobiles. Bernard Barbey, à l’évocation de ce nom, sourit et sembla manifester un intérêt accru. Pierre Bénouville était officiellement invité en sa qualité de chroniqueur du journal : « le Pays Libre », organe du Parti Français National-Communiste, créé, huit mois auparavant, par son jeune ami, François Antoine dit Pierre Clémenti. Clémenti, l’été 1934, décida de rejoindre Henry Coston et Henry-Robert Petit. Parti Français National-Communiste et Parti Franciste marcheraient, désormais, main dans la main. Coston céda rapidement la première place à Clémenti. L’entente entre les deux hommes fut brisée nette quand l’épouse de Coston céda, elle, aux avances de l’ami politique de son mari. Deux ans plus tard, après l’arrivée au pouvoir du Front Populaire, ils se rapprochèrent du Club National du Conseiller municipal du Quartier des Ternes, dans le XVIIème arrondissement : Louis Darquier. Celui-ci, en mal de reconnaissance sociale, se faisait appeler Darquier de Pellepoix et revendiquait, publiquement, son adhésion au Fascisme, au nom de la lutte antisémitique. (...)

(...) Coston, lui, s’installa à Alger où il rêvait de marcher dans les pas d’Edouard Drumont en se faisant élire député. Il créa à cet effet, le Rassemblement Antijuif pour l’Afrique du Nord. Henry-Robert Petit assurait, à Paris, la direction de son Centre de Documentation et de Propagande. (...)

(...) Au cours du repas, Bénouville prit à partie, violemment, Roger Salengro : « le déserteur qui aurait dû finir sa vie devant un peloton d’exécution »  (...)

(...) Et Bénouville relança la conversation. Il évoqua alors les risques de chaos économique et social que les partis du Frente Popular et du Front Populaire faisaient peser sur l'Espagne, la France et l’Europe. Les profondes inquiétudes liées à la dévaluation du Franc. Les dangers d’un embrasement européen si les communistes, amis de Cot, ministre de l’Aviation du juif Blum, parvenaient à armer, dans l’ombre, les immondes fusilleurs des prêtres espagnols ! Pierre Bénouville se leva,le feu aux joues, un verre à la main, et cria :  « Arriba ! Arriba ! Dios ! La Patria ! El Rey ! Viva España ! ». Le cri de ralliement des troupes carlistes au béret rouge, Tercio de Requetés de Navarra, alliées du Caudillo Francisco Franco. On entendit de discrets bravos, dans le fond de la salle. (...)

 

 

Fanfare for the common man

The Good Society - Walter Lippmann 1937

(...) Walter Lippmann était devenu un journaliste, chroniqueur et essayiste à la mode. (...)  

(...) Lippmann offrit à ses lecteurs un livre stimulant : « The Good Society ». Celui-ci fut traduit, très rapidement, en français, sous le titre suggestif : « La Cité libre » avec une préface de M. André Maurois. Véritable hommage rendu à son maître, Graham Wallas, professeur à la London School of Economics, devenu un porte-parole enthousiaste du « libéralisme ». Dans cet ouvrage, Lippmann analysait le « libéralisme » selon trois directions : l’opposition au « laissez faire », l'importance accordée à la Loi, et l’analyse du fonctionnement du gouvernement libéral. Ses conclusions renvoyaient dos à dos fascisme, nazisme et communisme :

« (…) Si cette analyse est exacte, il est démontré que les États totalitaires, communistes ou fascistes, présentent entre eux une ressemblance qui est loin de n’être que superficielle. Ils sont dictatoriaux, ils suppriment les oppositions, et ils ont des économies planifiées et dirigées. Ils se ressemblent profondément. Ils sont gouvernés par unprincipe identique, celui de la militarisation maximum.(...) Je suis sûr que l’on peut démontrer qu’il n’y qu’un seul but en vue duquel on puisse diriger une société suivant un plan déterminé. Ce but, c’est la guerre. Il n’y en a pas d’autre. » La lecture de cet essai enthousiasma son ami Louis Rougier, professeur à l'Institut Universitaire des Hautes Études Internationales de Genève. Celui-ci prit immédiatement l’attache de Lippmann. D’un commun accord, ils décidèrent d’organiser un colloque, à Paris, à la fin du mois d’août 1938. Le thème s’imposa de lui-même: on évoquerait l’avenir du « libéralisme » ! Lippmann, ancien de Harvard, président-fondateur, en 1908, du Harvard Socialist Club - Club, Ô combien snob, avec ses huit membres - était un vieil ami de Jean Monnet. Une amitié naît au temps de « The Inquiry » et de la fondation du Council on Foreign Relations. Malheureusement, Jean Monnet déclina, avec regret, l’invitation à participer au colloque organisé par son ami. Un dossier financier épineux à régler : la vente des actions du groupe financier Julius Pétschek à l’industriel allemand Flick et une mission - confidentielle - confiée par le Président Daladier : organiser l’achat, aux USA, de quelques cent cinquante avions de chasse afin d’équiper l’Armée de l’Air française. Tout cela le tenait éloigné de la France. (...)

(...) Pendant le colloque, les tenants français du « Planisme » réunis autour de Detoeuf et du groupe X-Crise s’opposèrent, courtoisement mais très fermement, aux porte-paroles du libéralisme intransigeant : les Autrichiens Hayek et von Mises. A la fin des travaux, le 30 août 1938, Gaëtan Pirou insista dans son discours de clôture : la défense de la Démocratie exigeait de contrôler l’exercice de la « liberté économique » dès lors que celle-ci menaçait les libertés individuelles. C’était l’écho assourdi de propos tenus par Karl Popper : « La liberté, si elle est illimitée, conduit à son contraire ; car si elle n'est pas protégée et restreinte par la loi, la liberté conduit nécessairement à la tyrannie du plus fort sur le plus faible. »

Entendant cela Auguste Deteuf, polytechnicien à l’esprit caustique, se pencha vers son voisin de droite, le jeune normalien agrégé de philosophie et docteur ès lettres, Raymond Aron, et lui dit à voix haute : - « Un de mes amis, boursicoteur impénitent, me disait récemment : les économistes ont raison, le capital est du travail accumulé. Seulement, comme on ne peut pas tout faire, ce sont les uns qui travaillent et les autres qui accumulent. » (...)

De gauche à droite : Margit von Mises, Friedrich von Hayek (1899-1992), Ludwig von Mises (1881-1973)

Walter Lippmann (1889-1974)

Jean Monnet of Cognac et la "mission Pétschek"

Friedrich Flick

(...)  Prague. Un jour ensoleillé d’avril 1938. De courtois émissaires du Reich rendirent visite aux héritiers Pétschek et expliquèrent à ceux-ci qu’il serait préférable de négocier la cession de leurs actifs, avec Herr Flick. Tandis qu’il était encore temps. Herr Friedrich Karl Flick - ce « petit ferrailleur » tant détesté par la famille Krupp - « Conseiller aux chasses du Reich » auprès de Göring, était en possession d’un portefeuille d’actifs industriels, très important, organisé autour de la production du charbon et de l’acier, ce qui faisait de lui une des plus grosses fortunes du Reich. Flick siégeait, en cette qualité, au sein de prestigieux conseils d’administration : la société Daimler-Benz AG et IG FarbenIndustrie AG. Son amitié et ses liens financiers avec Prescott Sheldon Bush, le gendre de Bert Walker, principal associé de la banque d’affaires Brown Brothers Harriman de NYC, lui permettaient de participer aux travaux des filiales allemandes des trusts américains ITT, Standard Oil of New Jersey et General Electric. Dans le passé, Flick avait manifesté un intérêt certain pour les actifs miniers et sidérurgiques du Groupe Julius Pétschek. La famille Pétschek lui fit savoir, à plusieurs reprises, qu’elle n’était pas désireuse d’ouvrir le capital de ses sociétés. John Foster Dulles, informé de la démarche effectuée auprès des Pétschek, proposa à « Monnet Murnane and co » de représenter les intérêts de la famille tchèque et prendre en charge, en leur nom, les négociations avec le magnat allemand. Les deux associés se déplacèrent à Berlin. Flick, pour être agréable à son ami Prescott Bush, leur accorda très rapidement une entrevue. Flick était un self-made-man, impatient et brutal. Il appartenait, ainsi que son associé, Otto Steinbrink, au Freundeskreis Himmler – le Cercle des Amis d’Himmler – fondé par le Dr Wilhelm Keppler, un conseiller économique de Hitler parmi les plus écoutés. Flick était devenu un ami personnel de Hermann Göring. À la demande de celui-ci, il délaissa – temporairement - l’administration de ses affaires pour travailler à la création du « Reichswerke Hermann Göring » cartel d’Etat, appelé à devenir l’outil de concentration des industries stratégiques du Grand Reich. Flick utilisa un langage franc et direct. Les humiliations du Traité de Versailles, voulues par la France et l‘Angleterre, entraînèrent l’Allemagne au fond du gouffre. Mais, depuis cinq ans, sous la conduite éclairée du Führer, le temps du Renouveau était venu. Les pays du GrossRaum devaient comprendre que, désormais, l’Allemagne ne se comporterait plus en partenaire, mais en Maître. Tous les biens juifs seront aryanisés, selon la volonté du Führer. En échange, le Reich magnanime accepte que les juifs quittent le pays pour la destination de leur choix. Hors du LebensRaum Allemand, bien entendu ! Pour faciliter l’accomplissement des formalités, Flick confia à ses interlocuteurs qu’il conseillait à la famille Pétschek d’entrer en relation avec un proche collaborateur de Reinhard Heydrich, SS Obergruppenführer, directeur du Reichssicherheitshauptamt (RSHA). Ce collaborateur avait la responsabilité, à Vienne, de l’organisation matérielle du départ des familles juives. Il s’agissait du SS Obersturmführer, Adolf Eichmann : un intellectuel qui avait appris l’hébreu et lisait la Torah, dans le rouleau. Un spécialiste ! Et Flick avait éclaté de rire. Il va de soi que les Pétschek pourvoiront aux frais d’émigration, en francs suisses ou dollars, et s’acquitteront d’une taxe spéciale permettant, aux plus riches des juifs, de financer le départ de leurs congénères indigents, par esprit de solidarité ! Flick ajouta sur un ton méprisant : « S’ils ne peuvent pas rassembler cette somme qu’ils demandent donc un secours aux riches amis des juifs. Qu’ils suivent en cela l’exemple du Dr Freud, ce vieux juif pornographe, qui fit appel à la générosité de la Princesse Marie Bonaparte pour quitter Vienne ! » (...)

Au procès de Nüremberg, Friedrich Flick fut condamné à sept ans de prison pour "travail forcé" et avoir employé de la main d'oeuvre détenue dans les camps de concentration. Il fut libéré, deux ans plus tard, sur intervention de l'américain John MacCloy. (cf index des noms cités)

Hollywood s'en va-t-en guerre

Albert, Sam, Jack et Harry Warner

(...) La première semaine du mois d’août 1942, Hal Wallis reçut un appel de Washington. C’était une convocation du Département d’Etat. On ne voulait pas lui en dire davantage, au téléphone. Hal se rendit, en train, dans la capitale fédérale et fut reçu par un jeune collaborateur de Cordel Hull, le Secrétaire d’Etat. Le visage grêlé, vêtu d’un veston cintré et étriqué, le cou enserré par une cravate fine de couleur aubergine, celui-ci lui tint un curieux discours.

À Washington, on aime beaucoup les productions des studios Warner ; le Président et son épouse Eleanor ont adoré Erroll Flynn dans « Les aventures de Robin des Bois ». On a entendu parler du tournage du dernier film des studios Warner. En temps de guerre, une grande Nation comme les États-Unis d’Amérique doit mobiliser la totalité de ses ressources au service d’un seul objectif : la Victoire. La France est un pays cher au coeur du Président. Le Président éprouve beaucoup de respect et d’admiration pour le vieux Maréchal Pétain. Il ne souhaite pas qu’on lui fasse de la peine. On connait les sentiments anti-fascistes des jumeaux Epstein et ceux de Koch. Bien sûr, le Président les partage. Mais, il est de l’intérêt supérieur de notre Pays de conserver des liens forts et étroits avec le gouvernement de l’Etat Français. On ne veut pas voir ridiculiser les militaires et fonctionnaires français, dans un film américain. On ne souhaite pas blesser l’amour-propre des autorités civiles et militaires de Vichy. Les ennemis, ce sont les pays de l’Axe. On attend que les studios Warner respectent ce grand principe stratégique. II y va des intérêts supérieurs de la Nation ! En contrepartie, on saura convaincre le Procureur chargé d’instruire cette lamentable affaire qui éclaboussa, l’année dernière, toutes les plus grandes maisons de production : les frères Schenck, Harry Cohn, Louis B. Mayer, de ménager Harry et Jack Warner, lorsqu’ils seront appelés à témoigner, à nouveau. On s’emploiera, si Messieurs Warner se montrent coopératifs, à inciter la justice américaine à ne pas retenir les chefs d’inculpation de complicité, avancés par l’accusation. Le Procureur, en effet, entend démontrer que les grands studios de cinéma d’Hollywood, depuis six ou sept ans, contractent une véritable « assurance » contre les mouvements de grève de leurs salariés en versant des contributions volontaires - très importantes - à l’Outfit de Chicago, représenté par Monsieur Frank Nitti. Celui-ci, parrain incontesté de la ville la plus peuplée de l’Illinois, a bâti sa fortune et celle de quelques amis, pendant les années de Prohibition, en important du Canada du whisky et du cognac qui transitaient par le territoire français de Saint Pierre et Miquelon et en assassinant, allégrement, ses rivaux et concurrents. Dans ce dossier, Nitti s’est associé avec deux comparses : Willie Bioff et George Browne, le puissant patron du syndicat IATSE International Alliance for Theatratical Stage Employees and Motion Picture Operators. Ces deux là sont chargés de dissuader, et écraser dans l’oeuf, toutes les velléités revendicatrices qui pourraient germer dans le crâne de certains. Par tous les moyens ! Bien sûr, cette conversation est strictement confidentielle. Néanmoins,on encourage Mr. Wallis à rendre compte de cet entretien à Messieurs Warner, le plus rapidement et le plus fidèlement possible. Wallis, effaré, ne réagit pas tout de suite. Après quelques secondes de silence pesant, il prit la parole (...)

 

Charles Maurras rend visite à sa grande amie avignonnaise, Jeanne de Flandreysy-Espérandieu

Charles Maurras (1868--1952) Chemin de Paradis à Martigues (1941)

(...)  Le vieux Maître de Martigues ressentait une affection sincère pour son ami Folco, « lou Marquès de Javon », et Jeanne, sa touchante muse. En signe de bienvenue, l’hôtesse tendit à l’éditorialiste fameux, l’huile et le sel, au seuil de l’oustau. Jeanne offrit son bras et montra le chemin. (...) Ils pénétrèrent dans la vaste cour pavée délimitée par les hauts murs des quatre corps de bâtiments sur lesquels étaient suspendues toutes sortes de cloches, objets singuliers collectionnés avec passion, depuis de nombreuses années, et offerts à la propriétaire des lieux par des amis délicats et fortunés. Ils s’installèrent dans un des salons de réception du rez-de-chaussée, décorés dans le goût du temps de ce pauvre roi Louis XVI. Le salon où trônait la photographie du Duce, casqué. Mussolini, ce valeureux et moderne Tancredi dont Jeanne rêvait, parfois, secrètement, d’être la farouche et aimante Clorinda ! Un cadeau d’Emilio comte Pinchia, ancien de la Corda Fratres, député, membre du Partito Nazionale Fascista, discret et assidu admirateur de la maîtresse des lieux. Là, dans ce vaste salon, était assemblée l’élite avignonnaise de la naissance, du talent et du goût : l’Académie de Vaucluse, la Société des Amis du Palais des Papes, la Fondation du Musée Calvet, la Société Avignonnaise des Concerts Symphoniques. Une délégation du Félibrige, avait pris place, un peu à l’écart, afin d'honorer le Maître, nouveau Majoral fraîchement désigné par ses pairs. Les hommes, silencieux et graves, entouraient leur « capoulié », Marius Jouveau, le gardien de la Noble Coupe : la Coupo Santo ! Ils portaient le large couvre-chef noir du Prix Nobel de Maillane et arboraient la cigale d’or ou d’argent au revers de la veste de velours noir. Une lavallière négligemment nouée donnait, à chacun, un air artiste. Les femmes, modestes et souriantes, avaient revêtu leur beau costume arlésien. De jeunes mais ex-Camelots du Roi, intimidés et enthousiastes, se pressaient dans le fond de la salle. Le Maître était assis dans un de ces élégants fauteuils paillés, en bois de noyer blond, qui firent la réputation des ébénistes d’Arles ou Fourques, la cité voisine, au XVIIIe siècle. Installé sur une petite estrade, Charles Maurras dominait son auditoire. L’hôtesse, pour être agréable à son hôte, portait elle aussi le costume ancien. Elle était assise, à sa gauche. Elle prononça quelques mots de bienvenue et donna immédiatement la parole à Henri de Camaret, le secrétaire des séances de la société des Amis du Palais des Papes et des Monuments avignonnais. Camaret était un homme âgé d’une cinquantaine d’années, vêtu avec élégance, au visage émacié, à la poitrine creuse, aux nez petit et aux yeux sombres. Il appartenait à une vieille famille provençale, noble de la première main, originaire du Comtat Venaissin : « De gueule au chevron d’or accompagné de trois croissants du même, deux en chef et un en pointe ». Les Camaret s’enorgueillissaient de compter parmi leurs aïeux un protonotaire du Saint-siège apostolique, un provincial des provinces de Champagne et de Lyon de la Compagnie de Jésus, ainsi que quelques chevaliers et hauts dignitaires de l’Ordre Hospitalier de Saint Jean de Jérusalem appelé plus communément « Ordre de Malte ». Henri de Camaret s’éclaircit la voix : - « Je suis confus de prendre la parole à la place de notre excellent ami le médecin général Gaide, Président de l’Académie de Vaucluse, qui aurait su faire preuve, nous le savons tous, d’un plus grand talent oratoire. Mais le général est tenu éloigné de notre ville, pendant quelques jours encore. Il m’a donc prié, en ma qualité de membre de cette assemblée, de bien vouloir transmettre sa profonde et respectueuse admiration à notre Maître à tous, Monsieur Charles Maurras. Il m’a demandé, également, de vous lire le texte d’hommage au Maréchal de France que notre société a adopté, il y a peu. Voici ce texte. » Il marqua une pause, inspira et commença sa lecture : « C’est au milieu du désarroi général que surgit la figure du Maréchal Pétain, dont la haute sagesse et la parfaite clairvoyance ont su limiter les dégâts et sauver l’honneur de l’armée, car ils ont été nombreux ceux qui ont résisté à l’envahisseur et sacrifié leur vie. Voilà pourquoi Monsieur le Président de l’Académie de Vaucluse rend hommage à toutes ces nobles victimes de la guerre et au Maréchal Pétain qui nous a préservés de la Révolution et de la guerre civile, qui s’efforce d’établir un ordre nouveau, source et base de la renaissance de la France, que nous appelons de tous nos voeux. » La salle applaudit longuement. « À présent, je vais vous donner lecture du texte d’hommage au même, proposé par notre cher Président, le Docteur Moreau, et adopté par le conseil d’administration de la Société des Amis du Palais des Papes, lors de sa séance du 30 mars 1941. » Il toussota. « A l’occasion de leur Assemblée Générale annuelle, le dimanche 30 mars 1941, les membres de la société des Amis du Palais des Papes et des Monuments avignonnais, décidés à maintenir fermement l’oeuvre fondée et animée par ses anciens Présidents : le docteur Pamard – vous me pardonnerez d’évoquer, non sans une émotion certaine, le souvenir du cher grand père de mon épouse, le regretté Auguste Palun - et le Général Cloix, encouragés par la bienveillante attitude, compréhensive à leur égard de la nouvelle municipalité et stimulés surtout par le magnifique exemple de la féconde Renaissance Nationale réalisée dans tous les domaines et dans le cadre des valeurs et des traditions régionales, ont le devoir et l’honneur de présenter à Monsieur le Maréchal Pétain, Chef de l’Etat Français, l’expression enthousiaste de leur fervente admiration, de leur respectueuse affection, de leur profonde gratitude, ainsi que de leur absolue confiance en l’avenir de la France Nouvelle qui est et restera, grâce à lui, la France Éternelle. Ils formulent le voeu de recevoir bientôt Monsieur le Maréchal de France dans ce Palais Pontifical considéré, à juste titre, comme la merveille d’Avignon et comme l‘un des plus beaux édifices du monde. » Les applaudissements redoublèrent. Henri de Camaret regagna sa place. Au premier rang. Le Maître se tourna vers l’hôtesse, sa main faisant pavillon autour de l’oreille. - « Ma chère, je n’ai pas très bien saisi ce dont il était question. Pourriez-vous, s‘il vous plaît, m’expliquer ? » Jeanne ne put dissimuler sa surprise. - « Mais, mon cher Maître, il s’agit de motions d’hommage adressées à notre cher Maréchal. Elles ont été rédigées et approuvées par les Conseils d’Administration de l’Académie de Vaucluse et de la Société des Amis du Palais des Papes » - « Les amis du Pape ? » Son sang agnostique ne fit qu’un tour. - « Vous me taquinez, Maître… Non les Amis du Palais des Papes ! » et en haussant la voix et détachant les syllabes, un peu gênée : « le-Pa-lais-des-Pa-pes ! » « Que ne le disiez-vous plus tôt ! Le Palais des Papes ! Noble monument, harpe mystique où chaque pierre vibre à l’unisson d’une profonde spiritualité. J’ai dû écrire quelque chose, avec ce bon Léon, sur le Palais des Papes. À ce propos, mon bon ami Mallarmé, lorsqu’il résidait à Avignon m’a dit ... » (...)

"Le Matin" 19 octobre 1940

Le Maréchal Pétain fait étape à Avignon

De gauche à droite: Edmond Pailheret, Maire désigné d'Avignon, Régis de Bonet d'Oléon (responsable départemental de la Légion des Combattants), le Maréchal Pétain, le Préfet Piton. Au second plan, René Bousquet. Cette photo a été prise devant la façade du Palais des Papes - 10 octobre 1942

(...) Le 10 octobre 1942, vers onze heures, le train du Chef de l’Etat Français - wagons peints en bleu avec filets blancs - entra en gare d’Avignon. Henri Philippe Benoni Omer Joseph Pétain, Maréchal de France, le teint halé, descendit de son wagon-salon de la Compagnie des wagons-lits accompagné de son épouse, la Maréchale, née Eugénie Hardon, divorcée de Monsieur François de Hérain, et d’une suite nombreuse. Tout ce monde fut accueilli par le Préfet, revêtu de son grand uniforme et une délégation de responsables municipaux conduite par M. Edmond Pailheret, le maire récemment désigné. Dix jours avant, tous les hôtels et tous les meublés de la ville furent visités et revisités par la Police et les services régionaux des Renseignements généraux. Tous les voyageurs, lors de leur arrivée en gare, furent sévèrement contrôlés. Le Préfet fit exécuter de très nombreuses rafles et arrestations préventives, conformément à la loi du 18 juillet 1941 « relative aux mesures à prendre à l’égard des individus dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique ». On regroupa et éloigna de la ville tous les individus dangereux : simples d’esprit, vagabonds, invertis notoires, francs-maçons, syndicalistes, socialistes, communistes, gitans et étrangers de tous poils. Des policiers armés prirent position sur les toits des immeubles qui bordaient l’itinéraire que devait emprunter le cortège officiel. Le Préfet Henri Piton qui n’était en poste en Vaucluse que depuis quelques mois fit bien les choses. A sa demande, les confréries de Saint Éloi de Chateaurenard, Rognonas et Saint Rémy unirent leurs efforts et organisèrent un somptueux cortège à la charrette fleurie. Ah ! La Carreto Ramado ! La Charrette Fleurie ! L’âme bucolique de notre antique Provence palpitait dans ces deux mots ! Ce 10 octobre, de très bon matin, une cinquantaine de chevaux de labour furent attelés avec leurs harnachements décorés à la mode sarrasine : pompons et glands rouges, clochettes, chapelets de petits miroirs, pour éloigner le mauvais oeil. Tout cela descendait en cascade sur les poitrails puissants et les larges flancs. La charrette était soigneusement parée. Lors des Fêtes patronales qui se déroulaient aux mois de juillet et août, tous les produits de la terre étaient mis en valeur. Fruits et légumes des paysans de la plaine du Comtat et des maraîchers du lit de la Durance débordaient de grandes banastes d’osier tressé et exaltaient la générosité du terroir. Mais en cette saison, la terre était avare. On célébrait l’austérité d’un temps de pénitence : branches de saules, de hêtres, de frênes et de cyprès s’entrelaçaient avec ardeur et constituaient l’unique décoration de la charrette.De très bon matin, toutes les cloches des églises sonnèrent à la volée. Le long cortège quitta la place du marché de Rognonas, vers huit heures... (...) 

(...) Le Maréchal demanda discrètement à René Gillouin, au nom de leur amitié, d’éviter toute altercation avec Bousquet, dans les salons de la Préfecture de Vaucluse. Le Préfet Piton s’avança vers le Maréchal. Il attendit. Le Maréchal, s’aperçut bientôt de sa présence. Il interrompit son dialogue avec Gillouin : - « Eh bien Piton, que voulez-vous donc ? »Le Préfet, un peu gêné : « Monsieur le Maréchal, pardonnez-moi de vous interrompre dans vos échanges avec Monsieur Gillouin mais je souhaite, à la demande du Docteur Ménétrel, vous présenter le député Vaillandet, ici présent ». Le Maréchal dévisagea, avec curiosité, l’individu qui se tenait à son côté. Pierre Vaillandet était un homme dans la force de l’âge. Nommé professeur à l’École Normale d’Instituteurs du Vaucluse, en 1924, il fut très rapidement sollicité pour s’engager dans la vie politique avignonnaise au côté de Louis Gros, le responsable de la SFIO. En 1925, il figura sur la liste présentée aux élections municipales par son parti. Cette année-là, les urnes furent favorables. Il siégea au Conseil Municipal et le maire en fit un de ses adjoints. Les socialistes avignonnais le désignèrent pour porter leurs couleurs aux élections législatives des 26 avril et 3 mai. Quelques jours après, le 6 mai 1936, Pierre Vaillandet rejoignait ses camarades à l’Assemblée Nationale, dans l’euphorie de la victoire du Front Populaire. Là, indigné, il protesta bruyamment, avec tous les républicains sincères, lorsque le député de l’Ardèche, Xavier Vallat, monta à la Tribune et apostropha Léon Blum : « Votre arrivée au pouvoir, Monsieur le Président du Conseil, est incontestablement une date historique. Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain sera gouverné par un juif ! » Aujourd’hui, Vaillandet était fatigué mais il s’efforçait de sourire : - « Mes respects Monsieur le Maréchal. Je suis très heureux et très ému de pouvoir vous présenter mes sincères et respectueuses salutations. En patriote conséquent, j’ai voté les pleins pouvoirs, le 10 juillet 1940 ! » Bernard Ménétrel avait rassemblé autour de lui, depuis quelques mois, un groupe solide et discret de spécialistes du renseignement et de la lutte antiterroriste : l’Équipe. Il demanda à Raymond Richard de les diriger. Celui-ci était un ancien du Comité, discret agent n° 7122 de l’Abwehr, responsable de la Section de Police anticommuniste créée, en octobre 1941, par Pierre Pucheu, Ministre de l’Intérieur. En liaison étroite avec le Directeur de Cabinet du Préfet de Vaucluse, Richard prépara et transmis une petite fiche sur chacun des invités importants. Le Maréchal regarda Vaillandet droit dans les yeux : - « Ah ! c’est vous le socialiste ! Vous prîtes là une bien sage décision. Ca ne m’étonne pas de la part d’un Versaillais… ». Le Docteur Ménétrel se rapprocha d’eux et s’adressa au Maréchal, à voix basse : « Monsieur le Maréchal, Monsieur Vaillandet souhaite que l’on puisse évoquer sa situation. Depuis la promulgation de la loi du 11 août 1941 qui a supprimé l’indemnité parlementaire, M. Vaillandet se trouve dans la gêne. Je suggère qu'on étudie une solution avec certains de nos services. » - « Voilà. C’est ça. Très bien ! Étudie donc, mon petit docteur, c’est encore de ton âge ! » Le Maréchal prit Gillouin par le bras et s’éloigna. Bernard Ménétrel rectifia d’un geste rapide la mèche de cheveux qui descendait sur son front. Après un long silence, il reprit d’un ton enjoué : « Ne vous en faites pas, mon cher Taillandet, je vais voir ça avec Jardin, le directeur de cabinet du Président Laval, lorsqu’il sera rentré de Berne. C’est lui qui gère les fonds secrets. Nous trouverons bien une solution. » Ménétrel le salua et s’éloigna à son tour. Vaillandet resta planté là, seul, au milieu de la foule, dans le salon de réception de la Préfecture de Vaucluse. (...)

René Bousquet, Secrétaire général à la Police de Vichy

René Bousquet (manteau col de fourrure) (1909-1993) à Marseille, en janvier 1943.

(...) Le Préfet Piton s’éloigna tel le jar suivi de son troupeau d’oies. Il repèra, très vite, René Bousquet et sa chevelure brillantinée de bellâtre montalbanais, comme le décrivait perfidement Charles Lesca, le propriétaire du journal ultra collaborationniste « Je suis Partout ». Le Secrétaire Général à la Police tenait un verre dans sa main, mangeait des petits canapés salés, avec un air chichiteux, tout en bavardant avec une ravissante jeune femme. Le Préfet s’inclina galamment devant celle-ci : « Pardonnez-moi, chère Madame. Je vous enlève Monsieur Bousquet pendant quelques minutes. Monsieur le Secrétaire Général, puis-je vous présenter ces messieurs ? Voici Monsieur Brémond, le Président du bureau local des « Amis de l’Émancipation Nationale » et certains de ses adjoints. » - « Très heureux, Monsieur Brémond. Bonjour Messieurs. Alors ? J’espère que les nouvelles de votre chef Doriot sont bonnes. Dîtes lui de ne pas prendre trop de risque sur le front de l’Est, la France a encore besoin de lui ! Vous souhaitez me parler, Messieurs ? ». - « Et bien, Monsieur le Secrétaire Général, nous sommes d’honnêtes Français scandalisés par le comportement des Juifs dans notre ville. Nous souhaitons vous transmettre une motion adoptée à l’unanimité par notre bureau. » Bousquet, surpris, s’emporta : - « Encore les Juifs ! Mais j’étais à Paris, au Vel' d'Hiv', il y a trois mois ! Et puis, nous avons organisé une rafle, ici, chez vous, le 24 août dernier, plusieurs dizaines de juifs, il y a moins de deux mois ! Tout est réglé, à présent. On les a tous transférés, sous bonnegarde, y compris les enfants. Et oui ! Les enfants ! Personne n’y avait pensé aux enfants ! Nous n’avions pas évoqué leur cas, avec Monsieur Heydrich. Heureusement, que j’eus la présence d’esprit de signaler cet oubli, malencontreux, au Président Laval et à nos amis allemands : Messieurs Knochen et Oberg. Bien entendu, ils n’avaient pas reçu d’ordre écrit de Berlin. Grâce à mon insistance et à celle du Président, ils acceptèrent que nous les convoyions, eux, aussi, à Drancy ! Enfin, donnez-moi ça. » Il posa son verre sur une table et lut le texte qu’on lui tendait. « Considérant que les Juifs riches et oisifs, gras et repus, sont les plus perfides agents de l’ancien régime dit démocratique et du traître de Gaulle. Qu’il est scandaleux de voir ces naufrageurs de notre pays et ces trafiquants de tous les marchés noirs vautrés, toute la journée, dans les cafés d’Avignon donnant ainsi un spectacle démoralisateur aux travailleurs Français. Demande à Monsieur le Maréchal de bien vouloir prendre un décret fixant aux Juifs les heures et le café où ils pourront fréquenter exclusivement ». -« Bien. Bien. Mais je vous arrête tout de suite. Vous évoquez, dans votre motion, les « juifs riches et oisifs ». C’est bien ça ? Rajoutez donc le mot étranger. Les « juifs étrangers, riches et oisifs » ! Distinguo, Messieurs ! Le Président Laval et moi, nous y tenons beaucoup à ce distinguo ! Bon, je vais voir ça avec Darquier, lors de mon prochain séjour à Paris. Il m‘en veut - un peu - depuis que j’ai récupéré sous mon autorité, la totalité des effectifs de sa « Police aux questions juives », mais bon… Je vois que vous avez noté votre adresse, en haut du document. Je lui demanderai de vous répondre, personnellement. Voilà, Messieurs. Et demeurez vigilants ! Notre pauvre pays a bien besoin d’honnêtes gens comme vous pour couper la chique à tous ces « Monsignori », prélats pas très catholiques, et autres « Pasteurs » réformés de mes deux. Voilà des gens qui financent leurs oeuvres avec nos généreuses subventions et font aujourd’hui la danse du ventre devant les terroristes de Londres, tels ce Jules-Géraud Saliège, archevêque de Toulouse, et Marc Boegner, calviniste en chef ! Et tous ces jeunes merdeux et merdeuses de bonne famille qui diffusent « les Cahiers du Témoignage Chrétien », appel à la « résistance spirituelle » du jésuite lyonnais dissident Charlier, au lieu de se consacrer aux études et à la préparation de leurs examens. Déat réclame, à cor et à cri, la constitution d’un Parti Unique. Et, bien ça y est ! Nous l’avons ! C’est le Parti Unique des Faux-Culs ! Protestants et Catholiques enfin réconciliés ! Unis dans l’oecuménisme pour nous faire la morale et nous dénoncer ! Nous dé-non-cer... Je vous souhaite le bonjour, Messieurs ! » Et, sans plus attendre, il se tourna vers la charmante personne qui s’était mise en retrait. Il lui tendit, en souriant, l’assiette des petits canapés salés, et continua à lui conter comment, n'écoutant que son courage, il plongea dans les flots tumultueux du Tarn, et sauva d’une noyade certaine des dizaines de malheureux, lors des terribles inondations de 1930, à Montauban. (...) 

La banque Chaix, une banque provençale et catholique

Bernard Ménétrel (1906-1947) et le Maréchal Pétain (1856-1951)

(...)  Dans un coin du salon, le Préfet Piton bavardait avec un petit homme au visage ouvert et souriant. Bernard Ménétrel, l’air de quelqu’un qui s’ennuie, se joignit à eux. - « Ah ! Monsieur le Directeur du Secrétariat particulier, cher Docteur, puis-je vous présenter un de nos plus dynamiques hommes d’affaires ? Monsieur Joseph Chaix, le fondateur de la banque du même nom. Une banque où on honore la famille. Un établissement qui n’accepte pas d’ouvrir des comptes, dans ses livres, aux individus divorcés ! » Ménétrel l’interrompit : - « Piton, ne parlez pas si fort. Si la Maréchale vous entend, elle pourrait mal le prendre. » Le Préfet, peu rassuré, regarda rapidement par dessus son épaule. Il reprit son exposé, à voix basse : - « Il y a plus de quinze ans, Monsieur Chaix a créé un modeste établissement bancaire à Barbentane, un charmant petit village situé à quelques kilomètres, au sud d’Avignon. Aujourd’hui, sa banque possède de nombreux guichets et emploie plus de cent personnes, dans notre région ! Voilà un exemple que beaucoup de Français devraient méditer. » Ménétrel serra la main qu’on lui tendait. - « Je vous félicite, Monsieur. Vous faîtes honneur à notre pays. Vous êtes l’exemple vivant que la réussite, dans le monde complexe de la finance, n’est pas l’apanage des seuls circoncis. Encore une fois, je vous félicite. Je parlerai de vous à notre ami Cathala ! Mais dites-moi, avez-vous des liens de parenté avec M. Edmond Chaix, le Directeur Général de l’Office central de l’Expansion nationale ? » Le petit homme lui répondit avec un plaisant accent provençal : - « Je regrette de vous décevoir, Monsieur le Directeur, mais je ne suis qu’un modeste homonyme. Permettez-moi de vous remercier. Vos propos bienveillants m’honorent. Mais vous savez, cela n’est pas toujours faciled’être un banquier provençal et catholique. Me permettezvous de vous ennuyer, quelques minutes, avec un de mes soucis ?» Le Préfet s’éloigna, l’air préoccupé. Il jetait de brefs coups d'oeil, par-dessus son épaule. Il se fondit dans une foule qui semblait faire le siège de Madame de Flandreysy. On évoquait le Duce, les cloches et les cadrans solaires. Ménétrel, qui écoutait distraitement, lui fit signe de poursuivre. - « Voilà. Un confrère juif alsacien au nom de Asch est venu se réfugier à Avignon, il y a maintenant deux ans, lorsque les Lorrains et Alsaciens furent expulsés de chez eux. Cet homme vit avec sa famille à l’hôtel d’Europe, un de nos meilleurs établissements. Bon ! Puisqu’il a lesmoyens de payer, cela ne me dérange pas, mais enfin, en ces temps d’austérité, cela peut choquer la sensibilité de certains bons Français. Mais là n’est pas mon propos. Ce monsieur Asch, qui était le banquier des consistoires israélites de Strasbourg et Colmar, poursuit discrètement ses activités, chez nous. Oh ! J’espère que vous ne vous méprenez pas sur mes intentions, Monsieur le Secrétaire. Ce type de concurrence illégale ne peut que nuire au Marché. Nous, établissements bancaires aryens, nous jouons le jeu des intérêts de la vraie France, nous mettons toute notre énergie à aider les bons Français méritants et soutenons la politique de Redressement National du Maréchal. Mais, les pratiques de ce… Asch me paraissent douteuses. Je crois savoir qu’un Administrateur Provisoire a été nommé pour s’occuper de son affaire. J’ai le sentiment que celui-ci ne fait pas preuve d’une compétence ou d’un zèle certains. Il s’agit d’un nommé Méhu, de Marseille. Cette banque Asch devrait être aryanisée, depuis quelques mois déjà. Tout cela manque d’efficacité et traîne en longueur. M. Bralley qui dirige le service de Contrôle des Administrateurs Provisoires, à Paris, pourrait peut-être envisager de retirer le dossier à ce Méhu ? Nous avons, à Avignon, une personnalité qui possède toutes les compétences nécessaires et qui, de plus, est un homme de caractère. Il a toutes les qualités pour mener rondement une telle tâche. Il appartient à une très ancienne famille provençale, honorablement connue de tous. Il a été nommé Administrateur Provisoire par Monsieur le Préfet de Vaucluse après avoir exercé, dans notre région, de hautes responsabilités au sein de la Police aux Questions Juives. Je pense qu’il est l’homme de la situation. Peut-être l’avez-vous déjà rencontré ? D’ailleurs, si vous souhaitez faire sa connaissance, je peux vous le présenter. Il s’agit de Monsieur Henri de Camaret. Il est au nombre des invités et ne doit pas se trouver très éloigné de nous. Voilà, quel est mon souci, Monsieur le Directeur. J’espère ne pas vous avoir trop ennuyé avec ces choses qui, pour vous, doivent paraître bien insignifiantes en comparaison des dossiers considérables dont vous avez la charge. » Le regard de Joseph Chaix témoignait de sentiments profonds d’humilité et d’admiration pour l’homme qui se tenait devant lui. Bernard Ménétrel, soudain très concerné par les soucis de son interlocuteur, sortit de sa poche un stylo-plume et un petit calepin : - « Comment avez-vous dit déjà ? La banque March ? » - « Euh… non… non…Pardonnez-moi, mais j’ai dit la banque Asch : A-S-C-H… Et l’administrateur provisoire actuel s’appelle Méhu : M-E-H-U… Quant à notre ami, il s’appelle Camaret… Henri de Camaret... C-A-M-A-R-E-T » Ménétrel acheva de prendre ses notes et remit calepin et stylo-plume dans la poche de son veston. - « Cher Monsieur, laissez-moi vous dire que je vais m’occuper sans délai de ce dossier, dès mon arrivée à l’Hôtel du Parc. Vous avez bien fait de me parler de tout cela. J’insiste toujours auprès du Maréchal pour lui dire combien sont importantes ses visites dans les villes de province. Nous pouvons ainsi sentir battre le pouls de notre pauvre France et partager, parfois, les douloureuses inquiétudes de quelques bons Français… Vous pouvez compter sur moi, cher Monsieur… » -« Chaix ! Monsieur le Directeur. Joseph Chaix : C-H-A-I-X ». Ménétrel sortit à nouveau son calepin et son stylo-plume : - « Vous avez dit C-H-A-I-X. C’est noté. Permettez-moi de prendre congé car il faut à présent que je rejoigne le Maréchal. Au revoir, cher Monsieur Bex. Vous pouvez vraiment compter sur moi ! (...) 

Lady in the dark

Jean Garcin (1917-2006) Rigaud et Bayard dans la clandestinité (photo 1946)

 - « Bonjour Rigaud. » Une voix le salua avec autorité. Il fut soudain pris d’une brutale inquiétude. - « Bonjour, Madame. J’ai rendez-vous avec Monsieur Kléber. » - « Asseyez-vous, Rigaud. Je suis Kléber. » Rigaud s’assit. De l’autre côté de la table, une femme d’une quarantaine d’années au fin visage lui faisait face. Une belle femme brune aux grands yeux sombres. Elle regarda attentivement son interlocuteur. Rigaud était un garçon à l’allure sportive, âgé de moins de tente ans. Une fine moustache brune ornait sa lèvre supérieure. Il avait de larges oreilles écartées. Comme l’acteur américain, Clark Gable, pensa-t-elle en souriant. - « Christiane, ma chérie, tu veux bien nous laisser. » La jeune silhouette s’esquiva sans un mot et referma la porte derrière elle. Ils étaient seuls dans une pièce pauvrement meublée. Une ampoule nue pendait au bout d’un fil et éclairait, avec difficulté, la table et sa toile cirée à motif fleuri. Dans le dos de Kléber, un buffet de style Henry II, à deux corps, aux portes sculptées d’une main lourde et gauche. « Éclaireur, comme tu surviens tard ! » Rigaud, intrigué, ne releva pas. « J’ai souhaité vous rencontrer car j’ai besoin de vous. Le 1er janvier 1942, à Eygalières, dans les Alpilles, vous avez protégé, en pleine nuit, la zone d’atterrissage de Rex, un de nos responsables parachutés au retour de Londres ». Le visage de Rigaud trahit sa surprise. Comment savait-elle cela ? Kléber poursuivit. « Rex m’a raconté, ici, lors d’une de nos rencontres, que le mistral entraîna son parachute, loin du point de rendez-vous, qu’il s’égara dans les collines et dut attendre le jour pour atteindre, seul, à pied, le lieu convenu. Nous en avons bien ri. Moi, à ce moment-là, je vivais encore avec mes filles, loin d’ici. Je suis arrivée en Avignon, quelques mois plus tard, avec tous ceux de Lorraine et d’Alsace, chassés par les Allemands. Après quelques jours de détresse, l’abbé Krebs, notre aumônier, m’aida à trouver du travail au Bureau de Bienfaisance de la mairie d’Avignon. Vous êtes un homme intelligent, courageux et déterminé. Je vous confie, au nom de nos responsables, la direction des « Groupes francs » du Vaucluse et des Bouches du Rhône. La situation à Marseille est très préoccupante, à cause de Sabiani et ses nervis. Je ne vous accorde aucun délai de réflexion car vous ne pouvez pas refuser ma proposition. C’est un ordre. Puis, après un silence, elle ajouta - « Désormais, vous vous appelez : Bayard » Rigaud se détendit. Sa main se porta dans son dos où elle souleva, lentement, le pan coupé de sa veste. Rigaud se saisit d’un pistolet long et plat qu’il posa avec précaution sur la table. Il regarda Kléber en souriant largement. D’un geste sec, il éjecta la balle engagée dans la chambre. L’étui tinta en chutant sur la table. Il remit l’arme en position de sécurité. Kléber ne bougea pas. - « Et si on vous arrête ? Avec ça en poche, c’est le peloton d’exécution .» Rigaud sourit. Il introduisit la main dans la poche intérieure de son veston. Il sortit une carte barrée de tricolore. Il la tendit à Kléber qui s’en saisit. Elle lut sur celle-ci : « Officier de police judiciaire Jean Rigaud. Commissariat de Police du IIIème arrondissement. Lyon. Préfecture du Rhône » Rigaud se mit à rire. - « Si on téléphone à Lyon, notre ami Émile attestera de mon identité et confirmera que je suis, officiellement, en mission, dans le sud de la France ». Kléber se détendit à son tour. - « Aimez-vous le vin de noix, Bayard ? Ce sont des noix de Grenoble » Rigaud sourit. Il avait effectué ses études d'ingénieur papetier, dans la capitale du Dauphiné. Elle n’attendit pas la réponse. Elle se leva, ouvrit une des portes du buffet et posa sur la table deux verres et une bouteille entamée. Le 14 octobre 1942, un engin de fabrication artisanale explosa dans le centre de la ville d’Avignon. Il détruisit, entièrement, le « Studio Max », propriété du chef Knipping. (...)

Petits arrangements entre amis

(...)  Charles de Nicolaÿ et Henri de Camaret empruntèrent le large escalier à balustres et grimpèrent au premier étage. Tout était silencieux. On dormait déjà à l’étage au-dessus. Charles connaissait bien ces grands appartements. Les Palun reçurent en ces lieux, à de très nombreuses reprises, la famille Nicolaÿ. Charles se souvenait avoir traversé, enfant, certaines pièces qui possédaient encore leurs décors et dessus de portes peints par Antoine, le père de Joseph Vernet : paysages bucoliques, guirlandes fleuries, grotesques charmants. Aujourd’hui, les meubles des salons mélangeaient, dans une libre et joyeuse confusion, les époques et les styles. Mais rien n’offensait le goût. Les murs étaient couverts d’aquarelles lumineuses et délicates de Louis Montagné et quelques huiles sombres et vigoureuses d’Auguste Chabaud y étaient accrochées. Une vue panoramique du Palais des Papes et du Rocher des Doms, peinte de la rive droite du Rhône et signée par Saïn, ouvrait au regard une ample perspective. Enfin, des Claude Firmin illustraient la ronde des saisons et les travaux des champs dans la plaine comtadine. Dans un coin du salon, une housse brodée de motifs fleuris recouvrait l’orgue de Mader. Henri de Camaret invita son ami à prendre place dans un large canapé anglais recouvert de kilims multicolores. Lui, se laissa tomber dans une bergère confortable recouverte d’une indienne de Nîmes. - "Dis-moi, Charles, aimes-tu mes Chabaud et mes Firmin ? Je les ai récupérés, rue Paradis, à Marseille, auprès du Bureau des Réquisitions des Biens Juifs. J’ai rendu, autrefois, quelques services à Émile Garde qui est leur interprète. Vois-tu, je me demande pourquoi ces youtres sont entrés en possession de telles oeuvres ? Que peuvent-ils apprécier, eux qui vivaient, il y a quelques années encore, dans la pouillerie du port de Salonique ? Comment ces juifs pouvaient-ils espérer entrer en communion avec le délicat équilibre de ces paysages provençaux ou s’émouvoir devant les humbles gestes ancestraux de nos pieux paysans comtadins ? Tout ceci me dépasse. Je crois que ces gens-là pensent que, par mimétisme, ils vont se fondre dans la société française pour continuer leur sale besogne. Comme si on pouvait penser Français, goûter Français, en quelques années, après avoir bénéficié d’une mesure administrative de naturalisation ! Quelle foutaise ! Le vieux Maurras a écrit des textes, il y a cinq ou six ans, qui expliquent bien cela. » Il se leva, traversa le salon et se rendit dans son bureau. Charles de Nicolaÿ était perdu dans ses pensées. Camaret revint, un vieux journal à la main. Il le déplia, avec précaution. Un numéro jauni de l’Action Française. « Tu vois, Charles, j’ai dans mon bureau des archives soigneusement classées ainsi que des fiches sur nos ennemis, les quatre confédérés, que je tiens soigneusement àjour. Écoute donc ça : « La meilleure façon de résumer ce que nous devons au Maître de « la France Juive » est encore de dire qu’il nous a enseigné à faire une distinction radicale entre le fait physique et historique de notre nationalité ou naissance française et les formalités par lesquelles peut être acquise cette nationalité : la naturalisation est fiction, juridique ou autre, par laquelle on acquiert une nationalité que l’on n’a pas naturellement. La formule « La France aux Français » a promu et stimulé le développement de cette vérité à travers notre peuple. C’est donc à cela qu’il faut travailler : le juif Léon Blum n’est pas Français ! » c’est signé Pellisson… Te souviens-tu ? C'était le pseudonyme qu’utilisait Maurras quand il fut emprisonné, par le Front Populaire, en octobre 36, pour donner le change et signer les éditoriaux de son journal. Hé bien Charles ! Tu m’écoutes ? Que se passe-t-il ? » Charles fut tiré de sa méditation. Il commença à expliquer. Il rappela à son ami Henri la présence de Goldberg dans le capital de « Berton et Sicard ». Camaret sourit. - « Si c’est cela qui te tracasse, on va s’en occuper. Voilà ce que je te propose. Mais au fait, qu’est-il devenu ton youpin ? » « D’après ce que mon père a appris, Goldberg aurait embarqué à Marseille, il y a quelques mois. Il aurait quitté la France pour le Portugal. » - « Bon. Au moins on ne l’aura plus sur le dos, celui-là. Bon débarras ! Ton père va donc convoquer, dans les formes, une assemblée générale extraordinaire le plus rapidement possible. Le délai légal est de quinze jours. Disons, qu’il va convoquer tous lesadministrateurs pour la fin du mois de décembre. Une fois la séance ouverte et l’appel des présents effectué, il lira alors une lettre signée Goldberg. Par ce courrier, le dénommé Goldberg informera le conseil d’administration qu’il démissionne de sa fonction d’administrateur à compter, écoute moi bien, les Allemands sont entrés, à Avignon, le 11 novembre, on peut dire que la lettre de démission est signée du 27 octobre. Comme ça, c’est parfait ! Le conseil d’administration prendra acte de cette démission et décidera de ne pas remplacer cet administrateur. Vous inscrirez un autre point à l’ordre du jour afin de noyer un peu plus le poisson. Par exemple, vous souhaitez mettre à l’étude un projet d’augmentation du capital par incorporation des réserves. Et le tour est joué ! » Henri de Camaret était tout excité. Comme un gamin qui venait de jouer un mauvais tour à son meilleur camarade de classe. - « Et s’il n’est pas d’accord ? » - « Pas d’accord ? Pas d’accord avec quoi ? avec qui ? » - « Et bien, s’il n’est pas d’accord pour donner sa démission. Que fait-on ? » Camaret éclata de rire. - « C’est la meilleure celle-là. Pas d’accord ? Mais en plus, tu crois qu’on va lui demander son avis : Pardonnez-moi, cher Monsieur Goldberg, auriez-vous l’obligeance de me donner votre démission ? Ah ! Tu es impayable Charles ! Pas d’accord ! » Et il rit de plus belle. « Écoute-moi bien, Charles. Lorsque je dirigeais les services départementaux de la Police aux Questions Juives, j’ai traqué tous ces Lévy, Cohen, et autres Sadok qui s’engraissaient, et souvent, précipitaient la faillite d’honorables chefs d’entreprises, authentiques Français et bons catholiques. Crois-moi, ils ont plus d’un tour dans leur sac ! Combien ont tenté de se dissimuler? Combien ont nommé un de leurs employés ou un ami aryen - en qualité de gérant de leur affaire - afin de servir de paravent et ainsi échapper à la rigueur de la loi ? Charles, tu ne dois pas éprouver de scrupule ! Prends exemple sur Mademoiselle Gabrielle Chanel qui vient de dénoncer la mascarade jouée par les juifs Wertheimer, propriétaires des parfums Bourjois et de la marque Chanel ! Ceux-ci ont voulu faire accroire aux autorités qu’ils avaient vendu leurs parts et actions à l’avionneur Amiot, leur associé et ami de longue date, avant de quitter la France pour New York City. Heureusement, Mademoiselle Chanel a fort opportunément dénoncé la manoeuvre, à mon confrère Madoux, Administrateur Provisoire chargé de l’aryanisation de ces sociétés, et aux autorités Allemandes. Notre gouvernement a eu le courage de s’attaquer à la racine de nos maux. Nous disposons, enfi,n d’un arsenal législatif solide. La loi du 22 juillet 1941 « relative aux entreprises, biens et valeurs appartenants aux Juifs » nous protège désormais des agissements de cette race maudite. Aujourd’hui, ma mission d’Administrateur Provisoire, telle que la définit la loi, consiste à extirper toute influence juive de la vie des affaires, à effacer ces taches qui souillent toute l’activité économique de ce pauvre pays. Tous ces juifs ont passé leur temps à boire le sang des Français. Maintenant il faut leur faire rendre gorge ! Jusqu’au dernier centime ! Tu m’entends ? » (...)

Comment Berthe Albrecht  rencontra Jean Moulin, pour la première fois

Berthe Albrecht (1893-1943)

(...)  Berthe traversa la petite cour éclairée par de puissants projecteurs, tous dirigés vers le mur de verre translucide conçu par l'architecte Pierre Chareau et ses collaborateurs. Son hôte, Jean Dalsace, son confrère Sicard de Plauzoles et son vieil ami, Victor Basch, le délicieux et érudit Président de la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen, l’attendaient impatiemment. Jean Dalsace était l’époux d’Annie Bernheim, une riche héritière. Gynécologue, il était propriétaire d’une clinique, à Suresnes, où il pratiquait le « contrôle des naissances ». Il distribuait à ses patientes diaphragmes, capes et spermicides fabriqués en Angleterre. Il n’hésitait pas à braver la loi, avec humanité et générosité ! Sicard de Plauzoles, spécialiste des maladies vénériennes, était le directeur de l’Institut Alfred Fournier installé, boulevard Saint Jacques, dans le 14e arrondissement. Tous étaient connus pour leurs opinions progressistes. Quelques semaines auparavant, ils participèrent, activement, au « Congrès européen contre le fascisme et la guerre », salle Pleyel. Lorsque Berthe décrivit, pour la première fois, son projet éditorial : la création d’une revue destinée à populariser les idées de la Ligue Mondiale pour la Réforme Sexuelle, ses trois amis acceptèrent, immédiatement et avec enthousiasme, de participer aux travaux de son comité de rédaction. Après avoir pénétré dans l’appartement, Berthe emprunta un escalier transparent qui lui permit d’atteindre le premier étage. Elle accéda à la vaste bibliothèque aux allures d’atelier de peintre. (...)

(...) Les amis bavardaient, confortablement installés dans les fauteuils et canapés dessinés par le même Chareau. On allait mettre la dernière main au sommaire du premier numéro de la nouvelle revue commanditée par Berthe : « Le problème sexuel ». Le propos de celle-ci était d’étudier les questions sexuelles en les mettant « à l’épreuve de l’examen rigoureux de la raison éclairée par la science ». Berthe était riche. Femme moderne, elle était séparée de son mari, un financier hollandais avec lequel elle vécut à Londres, pendant de nombreuses années. Là, elle fréquenta les salons de la Fabian Society et découvrit des idées nouvelles. Son mari était généreux. Elle disposa de ses largesses pour financer ses activités féministes. Rentrée en France et libre, elle tomba follement amoureuse d’un jeune capitaine de l’Armée française, ancien saint cyrien, membre du « deuxième bureau » : Henri Frénay. Victor Basch n’était pas venu seul. Il présenta à ses amis un collaborateur du Ministre Cot. Un homme jeune, de taille moyenne, au visage rond éclairé par de grands yeux sombres et un sourire enjôleur, au teint mat et à la chevelure noire soigneusement brillantinée. Lorsqu’il prenait la parole, un doux accent du sud de la France enchantait ses interlocuteurs. Berthe le trouva très séduisant. Le Président Basch ajouta que son père était un vieux ligueur, républicain solide, Vice-Président Radical du Conseil général de l’Hérault. L’invité était drôle, enjoué et passionné de peinture. Très vite, Dalsace et lui, se découvrirent un goût commun pour le Blaue Reiter, le travail de Kandinsky et sa maîtrise des couleurs. Dalsace confia à son interlocuteur qu’il avait eu la chance d’être reçu, par le peintre et son épouse, à Neuilly, à plusieurs reprises. Il avait pu ainsi admirer une belle étude réalisée sur un carton de petit format qui devait donner naissance à une mystérieuse Composition IX. Dalsace pressa le peintre de la lui vendre. Kandinsky refusa. Mais lorsque le peintre apprit que son interlocuteur était gynécologue-obstétricien, il manifesta une grande curiosité. Il posa de très nombreuses questions sur les stades du développement de l’embryon et sollicita la communication de planches anatomiques, en couleurs. Le Docteur Dalsace lui promit de lui en faire porter, dès le lendemain. L’invité entendant cela s’écria : - « Je comprends, enfin, pourquoi Kandinsky introduisit dans ces bandes obliques colorées ces minuscules embryons. C’est vous, cher Docteur, le responsable de ces inséminations multiples. Pour le partisan exemplaire du contrôle des naissances que vous êtes, voila un bien curieux paradoxe. » Il éclata de rire, prit la main de son interlocuteur et la serra longuement dans la sienne. Berthe fut obligée de mettre un terme à leurs échanges - courtoisement mais fermement - pour avancer dans l’élaboration du sommaire de la revue. On se mit enfin au travail. À la fin de la soirée, Berthe confia au Directeur de cabinet du ministre, sous le sceau de la confidence, qu’elle hébergeait, dans sa propriété de Beauvallon, à Sainte Maxime, des réfugiés allemands antinazis. Elle aurait bien besoin de son aide pour régulariser leur situation et éviter des ennuis, avec l’administration et la Police. Son interlocuteur lui laissa sa carte de visite et assura qu’elle pouvait compter sur lui. Elle lut son nom. Il s’appelait Jean Moulin. (...)

Henri Frenay (Charvet dans la clandestinité) (1905-1988)

Jean Moulin (1899-1943): Rex et Mercier, dans la clandestinité

Le jeu de snooker

(...)  Nous savons, de source sûre, que les services de renseignement allemands : Abwehr, SD et Gestapo ont beaucoup progressé dans la connaissance des réseaux français de résistance de la Zone Sud. Ils ont mis la main sur des archives confidentielles et découvert les secrets des organigrammes du mouvement « Combat » que dirige votre ami Frénay. Ils ont réussi à identifier des boîtes aux lettres, à Lyon et Marseille, car certains ont parlé. Renouvin, Michelet, Billon, Maugé ont déjà été arrêtés. Dans peu de temps, d’autres interpellations suivront. Nous devons éviter, à tout prix, que vous et vos amis preniez des risques inutiles. Nous allons, pour cela, vous aider. » Dulles se tourna vers Shoop. « Que pouvons nous faire pour nos amis ? » Shoop s’adressa à Pierre Bénouville, en souriant : - « Mon cher Pierre, nervi belli pecunia ! L’argent est toujours le nerf de la guerre… et des amours. Pour que vos amis et vous-même puissiez vous imposer face à Rex, il vous faudra de l’argent, beaucoup d’argent. Aujourd’hui, quelle somme mensuelle vous versent De Gaulle et nos amis anglais ? » Pierre réfléchit un bref instant : - « Deux millions ou deux millions et demi, je ne sais pas exactement. » - « OK ! Et bien, l’Amérique s’engage à vous faire parvenir, chaque mois, dix millions de francs, en devises. À charge pour vous et vos amis de nous transmettre des renseignements militaires, en temps réel, à Bern. Et c’est vous, mon cher Pierre, qui annoncerez cette bonne nouvelle aux instances dirigeantes de la Résistance intérieure française et assurerez, personnellement, le transfert de ces fonds, en utilisant les services de banques amies, à Genève. Dans ces conditions, l’autorité de Rex et celle de De Gaulle vont s’effilocher très rapidement, je peux vous l’assurer ! » Pierre Bénouville abasourdi, ne fit aucun commentaire. Shoop souriait. Dulles contemplait la scène, les yeux mi-clos. « Pratiquez-vous le jeu de Snooker, Pierre ? Le Snooker a été inventé par les officiers anglais, désoeuvrés, de l’Armée des Indes. Cela se joue sur une table de billard de grande dimension. On dispose d’une boule blanche, quinze boules rouges et six de couleurs : jaune, verte, marron, bleue, rose et noire. Le jeu consiste à propulser les billes colorées dans les poches qui se trouvent aux angles et sur les côtés de la table, en s’aidant de la boule blanche comme d’un projectile. Celle-ci est frappée, plus ou moins fort, à l’aide d’une queue. On marque des points lorsqu’on « empoche » les boules de couleur ou lorsque votre adversaire commet des fautes de jeu. La boule jaune vaut 2 points, verte 3 points, marron 4 points, bleue 5 points, rose 6 points et noire 7 points. À présent, mon cher Pierre, j’attends de vous que vous deveniez un expert du jeu de Snooker. Vous connaissez bien notre ami, le colonel Georges Groussard. Vous n’ignorez pas le rôle qu’il joua, aux côtés de son ami Loustaunau-Lacau, dans l’organisation des réseaux militaires du Comité – les réseaux Corvignolles - pour traquer les communistes. Moulin et lui entretiennent des liens complexes, par les femmes. L’épouse de Groussard, née Suzanne Cohn, est la soeur d’une grande amie de Rex/Jean Moulin : Antoinette Sachs, artiste peintre connue du Tout-Paris. Elle appartient à son réseau « Gilbert ». Groussard connaît tout de Moulin : les grands et les petits secrets. Groussard possède, aujourd’hui, une boule blanche. Elle s’appelle Edmée. Edmée Delettraz. C’est une Française, intelligente et madrée, qui lui est totalement dévouée. Mon cher Pierre, pour continuer à jouer avec nous, vous devrez, vous aussi, entrer en possession d’une boule blanche. Bien entendu, il est inutile de vous rappeler que le préfet Jean Moulin est la boule noire, celle qui, si nous l’empochons, a la plus grande valeur ! Entraînez-vous donc, Pierre ! » Dulles se leva. « Mes amis, il est temps de passer à table. » (...)"

Joyeux anniversaire, Rex !

La maison du Dr Dugoujon, à Caluire

(...) Rex décida, le samedi 19 juin 1943, avec Aubrac, Thomas et Lassagne, que la réunion aurait lieu, lundi 21 juin, en début d’après-midi. Rex ne voulut pas communiquer l’ordre du jour. Lassagne contacta le docteur Dugoujon. Celui-ci mit son cabinet à la disposition de ses amis. Il était installé, depuis de nombreuses années, au centre d’une tranquille et discrète petite ville de la banlieue lyonnaise : Caluire. Pierre prendra le train, dimanche, pour Toulouse, où Georgie le rejoindra. Samedi, en fin de journée, il eut le temps d’adresser un message codé à Bayard, par le canal habituel. Dans ce message, il lui demandait d’annuler le déplacement de son « groupe franc », à Lyon . Après tout, comme souvent, cette réunion de « nationaux » pourrait très bien se tenir sans aucune protection... Pierre avait lancé, avec adresse, sa boule blanche vers la boule noire. Groussard avait poussé la sienne, en avant, avec force. Elles roulaient, toutes deux, sur l’imposante table de billard ! (...) 

(...) Le dimanche 20 juin 1943, Rex fêta, seul, son quarante quatrième anniversaire. Il se promena le long des quais, sous un ciel gris. Il ne pouvait se débarrasser de cette oppressante impression d’encerclement et d’étouffement. Il avait adressé, récemment, un message au général De Gaulle pour lui faire part de ses craintes. Certains voulaient sa perte, il le savait. Il ne pouvait s’empêcher de penser aux immondes et humiliantes rumeurs colportées par les proches de Frénay, au sein des services de Passy. Il fallut qu’il rappelât à Londres qu’il expédiait, chaque mois, un état financier détaillé des sommes reçues et des dépenses effectuées. L'étau se resserrait, inexorablement, autour de lui. Aurait-il encore le temps de parachever l’oeuvre commencée ? Il déjeuna rapidement à la Brasserie Georges. Puis, il décida de rejoindre Jacques, à son domicile, au coeur de la Presqu’île. (...)

 

Dernière lettre adressée par Jean Moulin au Général de Gaulle (une semaine avant son arrestation à Caluire) - Musée de la Résistance (Lyon). Moulin évoque l'arrestation de Vidal (généralDelestraint), chef de l'AS (Armée secrète). Il dénonce l'attitude hostile et  irresponsable de Charvet (Henri Frenay).

(verso de la dernière lettre de Jean Moulin adressée au général de Gaulle)

Caluire, lundi 21 juin 1943

Klaus Barbie (1913-1991) En 1987, à Lyon, Barbie fut condamné à la prison à vie pour crimes contre l'humanité

(...) Le 21 juin de l'an 217 avant J.C., jour du solstice d’été, le consul romain Flaminius tomba dans un piège que lui tendit Hannibal, chef des armées carthaginoises, sur les rives du lac Trasimène.

(...) Sous la pression de Bénouville, Thomas accepta que Didot se joignît à lui et participât à cette réunion de la plus haute importance. Aubrac, Lassagne, Schwartzfeld, Lacaze, et Larat seraient également présents. L’adresse du lieu de la réunion ne serait communiquée qu’au dernier moment. On se retrouverait à la Croix Paquet, à 13 h 45, pour emprunter le funiculaire - la « ficelle » - puis on descendrait à son terminus, et là, on prendrait le 33 qui conduirait les participants au centre de Caluire, place Castellane. Maurice, qui avait remplacé Alain, Bip W, au secrétariat de Rex, accompagnerait certains participants puis regagnerait les bureaux, au numéro 1 de la Place des Capucins, au pied de la Croix Rousse. Maurice était le fils de Louis-Henri de Graaf, banquier réfugié à Lyon. Ce dernier réalisait les opérations de change rendues nécessaires par l’importance des versements, en devises, effectués par les services financiers de Londres, entre les mains de Rex.  

(...)  Lundi 21 juin au matin, Edmée et Hardy se présentèrent au bureau du lieutenant Barbie, à l’École du service de Santé Militaire. (...) 

(...) Barbie expliqua aux deux Français ce qu’il attendait d’eux. Edmée Delettraz suivra son compatriote Hardy, afin de connaître l’adresse exacte où se retrouveront les responsables de la Résistance française. Hardy déposera un paquet de cigarettes vide, devant la porte d’entrée, afin d’éviter toute confusion. Barbie s’adressa à lui : - « Pour les services de sécurité du Reich, mon cher Hardy, la pièce maîtresse du terrorisme intérieur français, c’est Rex, le représentant du traître de Gaulle. Vous serez interpellé, comme les autres, mais nous vous aiderons à vous échapper car nous avons encore besoin de vous. » (...)

(...) Rex entra chez le Dr Dugoujon accompagné d’Aubrac et Schwartzfeld. Avec quarante-cinq minutes de retard. La bonne du Dr Dugoujon ne comprit pas qu’ils participaient à la réunion qui se tenait au premier étage. Elle les fit patienter au rez-de-chaussée, dans la salle d’attente. Et puis, tout alla très vite. Trois « tractions avant » noires se garèrent, place Castellane. Des hommes en civil en sortirent, l’arme au poing, et investirent la maison du médecin. Des cris. Des coups. Profitant de la confusion, Didot s’échappa. On le poursuivit. Mollement. On tira quelques coups de feu, et puis plus rien. Le lieutenant Barbie revint avec son équipe et ses prisonniers, avenue Berthelot. (...)

Ecole du service de santé militaire, avenue Berthelot - Lyon (siège de la section IV de la Gestapo, commandée par Klaus Barbie). Jean Moulin y fut torturé avant d'être transféré à Paris.

René Hardy (1911-1987)

Biquet et le maquis de Roussillon

Maison de Samuel Beckett à Roussillon (Vaucluse)

(...) Estragon était le nom de guerre que Bonhomme avait choisi. Meisse, qui était un peu communiste, se faisait appeler Vladimir. Ils s’ennuiaient, rigolaient, parfois, et vidaient des bouteilles. En attendant la Libération ! (...)

(...) Bonhomme était le chef d’un « groupe franc » constitué, en février 1943, autour du village de Roussillon. Le groupe comptait déjà près d’une trentaine de membres. Des paysans natifs des villages environnants, de petits artisans, quelques modestes employés des monts du Vaucluse ou du Petit Luberon. Ils n’avaient pas encore franchi le pas et n'étaient pas entrés dans la clandestinité. Ils travaillaient. Ils vivaient dans leur foyer. Ils s’occupaient de leur famille et des gens qu’ils aimaient. Ils se retrouvaient pour préparer des « coups ». Parmi eux, un grand escogriffe taciturne – juif, peut-être - le visage taillé à la serpe, les cheveux coupés en brosse, le regard halluciné, un irlandais qu'on appelait « Béquet » ou « Biquet ». Il se cachait, à Roussillon, avec sa femme Suzanne, une Française. Le couple débarqua de Paris, au mois d’octobre 1942, peu de jours avant l’arrivée des troupes allemandes dans le sud de la France. Un ami anglais, critique d’art, leur donna cette adresse. - « Tu verras Sam, c’est un lieu magnifique. Les murs du village sont rouges. Un rouge digne des pigments du Carpaccio. Les maisons s’accrochent à la colline, au bord d’une falaise. Des sentiers s’écartent et glissent le long des flancs ravinés, sculptés par la pluie, le vent et les caprices hydrographiques de l’Immergue et l’Urbane ! C’est une terre d’incendie, où, sous les pins d’Alep, les pins sylvestres ou les arbres d’or, se mélangent les terres oxydées. Ah ! La lumière ! La lumière de Roussillon ! Les couchers de soleil sont d’une sauvagerie inouïe ! Là, dans ce paysage, on pourrait perdre la tête et assassiner sa femme ou son meilleur ami, à la tombée du jour. »

Béquet se disait professeur. Il parlait bien français et l’écrivait encore mieux. À ce qu’il disait, il avait été lecteur de littérature anglaise, rue d’Ulm. A Rousillon, personne ne connaissait cette rue. Il publia, peu avant la déclaration de guerre : « Murphy » ; un roman écrit dans sa langue maternelle. Il en avait vendu 17 exemplaires, dont 11 furent achetés par des bibliothèques publiques. Il en était très fier !

Le héros de son bouquin vivait avec une ancienne prostituée. Il était employé comme infirmier dans un asile d’aliénés. Là, il jouait régulièrement aux échecs avec M. Endon, un pensionnaire. Celui-ci prenait toujours les pions noirs. Un soir, qu'ils étaient seuls, Béquet fit des confidences à Bayard. Il expliqua à celui-ci, amateur enthousiaste des soixante quatre cases, qu’il s’était inspiré des réflexions contenues dans un ouvrage écrit par un de ses amis français, Marcel Duchamp. Artiste connu et apprécié en Amérique, Duchamp était un redoutable joueur d’échecs. Membre de l’Équipe Olympique française, il remporta, en1932, le Grand Tournoi de Paris. Avec son complice, Vitaly Halberstadt, ukrainien d’Odessa, Duchamp publia une petite brochure de luxe tirée à un petit nombre d’exemplaires : « L'opposition et les cases conjuguées sont réconciliées ». Dans cet opuscule, l’artiste choisit de livrer son analyse d’une « fin de partie ». La disposition des pièces, plus connue sous le nom de « position Emanuel Lasker versus Gustavus Charles Reichhelm » était la suivante : le joueur blanc ne possèdait plus que quatre pions et son Roi. Le joueur noir, lui, ne disposait que de trois pions et son Roi. Le noir jouait le premier coup. Duchamp décrivait les trois variantes qui, toutes, condamnaient le Roi noir à l’abandon. (...) A présent, Béquet écrivait un nouveau livre au titre étrange : Watt. Alors les copains l’affublèrent d’un sobriquet. Béquet l’efflanqué devint : « Kilowatt » ! On l’aimait beaucoup « Kilowatt ». Il faisait parfois rire les copains. Sans parler. Il imitait les mimiques et la démarche de cet acteur américain à la mine sinistre : Buster Keaton. Il aimait boire avec ses compagnons. Boire jusqu’à ne plus savoir où il était, ni qui il etait. Bayard aussi aimait bien boire. Il buvait, parfois, des mètres de pastis coupé avec de l’eau fraîche tirée du puits. Avec les hommes. Pour chasser l’angoisse et la peur. Pour gagner quelque argent, Béquet se faisait embaucher dans les fermes des environs et participait aux travaux des champs. Il était courageux et ne rechignait pas au dur labeur. L’année dernière, il fit les vendanges, chez la famille Bonnelly, à Roussillon. (...)

(...) Et puis, de temps en temps, Sam prenait sa bicyclette et roulait vers Oppède, un village du Luberon, à quelques kilomètres de Cavaillon. Là, il rejoignait les amis de Consuelo Suncin et Bernard Zehrfuss. Une colonie d’artistes. Zehrfuss était un jeune et brillant architecte d’origine alsacienne. Il décrocha le Grand Prix de Rome et - à vingt-huit ans – remporta le concours public d’architecture du nouveau stade du PUC, à la Porte de Gentilly : le stade Sébastien Charléty. Pour le moment, il enseignait à l’École des Beaux-arts et travaillait dans l’atelier d’Eugène Beaudouin, à Marseille. Beaudouin qui dessina, avec Lods et Prouvé, les barres de l’ensemble d’habitation HBM de la Muette, à Drancy. Là où on parque, aujourd’hui, les familles juives raflées et placées sous la surveillance des gendarmes français commandés par le Capitaine Marcelin Vieux. Dans l’attente de la formation des convois ferroviaires qui les emmèneront à Auschwitz- Birkenau. (...) Bernard Zehrfuss était fou amoureux de Consuelo Suncin. Celle-ci, après le départ de son mari pour New York City, rejoignit la petite bande. Consuelo se fit appeler Dolorès, à Oppède. Elle était petite, belle et riche. Elle possèdait un regard velouté de chat et exhalait un délicat parfum de rose de Shiraz. Elle naquit en Argentine. Elle fréquenta, régulièrement, des artistes, peintres et écrivains. Elle quittera, bientôt, le sud de la France pour rejoindre Antoine-Tonio, son mari, son grand amour, parfois infidèle. Antoine était un aristocrate français, aviateur et fauché, qui avait du succès auprès des femmes. Il s’était installé de l’autre côté de l’Atlantique et il écrivait. Dès l’été 1940, toute la petite bande aida Alexei Brodovitch à retaper le Moulin et le Prieuré qu’il avait achetés, dans ce village fantôme du Luberon. Alexei, le modeste peintre des toiles de fond des Ballets russes de Diaghilev qui était devenu le directeur artistique du magazine américain : Harper’s Bazaar. (...)

Portrait de Samuel Beckett (as a young man)

Consuelo Suncin (1901-1979), a épousé Antoine de Saint Exupéry  en 1931 (photo 1942)

Bernard Zehrfuss (1911-1996) (4ème à gauche) et les membres fondateurs du groupe "Oppède" (photo 1941)

Requiem pour Jean Moulin

Plaque apposée en gare de Metz, lieu présumé du décès de Jean Moulin, lors de son transfert de Paris à Berlin.

(...) Dulles porta la main à la poche intérieure de son veston et en ressortit un morceau de papier froissé. « Lisez ! » Pierre reconnut immédiatement l’en-tête. Un court mémo annonçait le transfert de Rex-Moulin de Paris à Berlin, à la demande des plus hautes autorités du Reich, et son agonie probable dans le train. Pierre le lui rendit, sans un mot. Dulles fit un petit signe à une jeune serveuse au corsage blanc, à la jolie poitrine et à la jupe fleurie. Elle apporta immédiatement une grande assiette de rebibes, copeaux de fromage roulés fraîchement découpés, et une cruche en terre. Pierre appréciait l’ambiance feutrée de la vieille taverne. - « Mon cher Pierre, j’ai demandé au patron de nous servir son vin préféré. » Pierre tendit son verre tout en piochant dans l’assiette qu’on lui présentait. Dulles le remplit en imitant les serveuses du Jura : « Aujourd'hui, je « fais l'Etoile » à la mémoire de Rex ! Tels les héros et demi-dieux antiques, Persée et Hercule, Moulin a rejoint une constellation lointaine, afin de briller au coeur de la nuit... Il faudra bien scruter le ciel nocturne, Pierre, afin d’apercevoir cet astre nouveau. Rien ne vaut la claire et froide nuit de l’Oberland bernois pour se livrer à une telle observation ! » Il sourit largement tandis qu’il élevait la cruche au-dessus du verre de son invité. Le liquide s’écoula, décrivant une courbe élégante. Très vite, la mousse envahit le verre, déborda sur la table, et se répandit lentement sur le sol, goutte après goutte. Pierre se laissa fasciner par ce spectacle. Dulles poursuivit : - « Aujourd’hui, je ne fais pas l’étoile mais une pluie d’étoiles. Nous écouterons la voix du grand poète Novalis, « Et que les étoiles nous interpellent Avec langue et voix humaines ! » Comme sur le drapeau américain. Le drapeau de la plus grande et plus puissante Démocratie du monde. Je lève mon verre à notre drapeau et à ses Alliés ! » Pierre l’imita, mais ne plaça pas la main droite sur son coeur. Il regarda son interlocuteur, droit dans les yeux, et déclara de sa voix cassée : « A la France éternelle, Monsieur. Celle de Jeanne et du roi Louis ! » (...)

(...) - « Mon cher Pierre, je lève à présent mon verre à votre courage et votre ténacité. Je rends hommage à votre noble détermination et à votre science du jeu de Snooker. Nous allons, ensemble, faire de grandes choses ! » Il but et se resservit aussitôt. « Je bois à votre chère Georgie. Je bois à votre avenir ! ». Il se leva et prit affectueusement Pierre par le bras . Il se mit à chantonner, en français : - « Meunier, tu dors, Ton Moulin, ton Moulin va trop vite... Meunier tu dors, ton Moulin, ton Moulin va trop fort... » Ne faites pas cette tête-là, mon cher, je vous emmène dîner au Bellevue. On y fait toujours des rencontres divertissantes . » (...)

Les déboires amoureux de Jean Jardin, ex-directeur de cabinet de Pierre Laval, à Berne

Jean Jardin (1904-1976) - directeur de cabinet de Pierre Laval - et son fils Pascal (grand-père et père d'Alexandre)

(...)  Un homme entra. De petite taille, la cigarette au coin des lèvres, il jeta un long regard sur l’assistance. Apercevant Dulles, il salua les deux hommes, tout en s’approchant. - « Bonjour, Mr Dulles. Bonjour Bénouville. Comment allez-vous ? » L’homme récupéra un siège et s’assit, d’autorité, à leur table, sans qu’on l’y invitât. Les cheveux bruns soigneusement plaqués en arrière, une raie sur le côté tracée au cordeau. Une cravate anglaise, à fin motif cachemire, et sa pochette assortie. Un costume sombre, aux rayures tennis, taillé dans une lourde draperie anglaise, un peu fatigué, certes, mais coupé et monté par un habile tailleur londonien. Tout trahissait le représentant du Quai d’Orsay. - « Et vous Monsieur le Premier Conseiller. Quelles nouvelles de France ? » Dulles avait dit cela d’un ton qui ne pouvait que décourager la réponse. - « Ma récente prise de fonction, le 16 novembre dernier, ne semble pas plaire, à tout le monde, dans nos services. Je dois faire face à une véritable fronde. Certains parlent de démission ou de demande de mutation. Et puis, les choses ne s’arrangent pas pour mon patron… » Dulles feignit l’étonnement. « À Vichy, l’entourage du Maréchal essaie par tous les moyens de se débarrasser du Président Laval. Leur dernière trouvaille est de proposer une nouvelle Constitution qui donnerait autorité au Parlement, en cas d’empêchement ou disparition, pour choisir un successeur au Chef de l’Etat. Le choix du Parlement ! On aura tout vu ! Et pourquoi-pas demander son avis à l’ataman cosaque, Maurice Thorez ? Mais je suppose que vous êtes déjà au courant et que vous disposez d’informations plus nombreuses et précises. » Dulles toussota - « Oh ! Vous savez, on me prête souvent un pouvoir que je suis loin de posséder. » Le petit homme répliqua avec une moue enfantine : - « Et oui. Mais on ne prête qu’aux riches ! Vous, et nos amis banquiers suisses, vous en savez quelque chose. » Dulles sourit. (...) 

(...) Bénouville essaya de donner le change, l’impression qu’il se sentait concerné par cet échange mondain. - « J’ai appris que le fils d’une de mes connaissances avait été nommé dans un poste, au sein de vos services. Comment se porte-til ? » A la surprise de son interlocuteur, Dulles se leva d’un bond. Il agita les bras en direction d’un couple qui venait de pénétrer dans la salle à manger et se dirigea, vers eux, à grandes enjambées. Le petit homme devint soudain très pâle. Le nez pincé, une étrange transpiration perlait à son front. À ce moment précis, Pierre vit un homme s’approcher d’eux, rapidement. Un homme pressé. Il le salua. Celui-ci se pencha vers le petit homme. - « Bonjour Jardin, je suis confus de vous interrompre dans votre conversation avec votre ami, mais, vous comprenez, pour mes frais de représentation en Roumanie... Oh Je suis navré de vous entretenir de cela, en ce lieu. Mais vous savez, mon cher, comment sont les femmes ! Mon épouse me presse. Si vous pouviez me les régler en espèces, euh !, en devises, je veux dire. Je suis vraiment désolé de vous entretenir de ces choses vulgaires, mais elle insiste vraiment. Vous connaissez la Princesse, mon cher Jean ! » L'homme pressé souriait, visiblement très mal à l’aise. Le petit homme, lui, était visiblement furieux. - « Paul, vous êtes un ami exquis et un écrivain que j’admire, mais là, avec vos problèmes de frais de représentation à l’Ambassade de France, en Roumanie, vous m’emmerdez. Mon cher Morand, vous m’emmerdez vraiment ! » Quelques dineurs qui visiblement comprenaient le français, surpris par la teneur de la conversation, s’étaient tournés vers leur table. L’homme en mal de remboursement, vexé, et toujours aussi pressé, s’éloigna sans les saluer. Jean Jardin se tourna vers Pierre. « Quant à vous Bénouville, je sais ce que je vous dois, mais je vous prie de bien vouloir ne plus me parler de ce jeune jean-foutre. Il a beau être un des héritiers d’une des maisons de champagne les plus fameuses de notre pays, il n’en est pas moins une petite crapule. Je vous prie de m’excuser. Je vous souhaite le bonsoir. Saluez Dulles de ma part. » Jardin s’éloigna en sautillant, hors de lui. Pierre demeura sur sa chaise, interdit. (...)

De Gaulle et Giraud

Général Giraud, Roosevelt, général de Gaulle,Churchill. Rencontre organisée à Casablanca, par le Président Roosevelt, du 14 au 24 janvier 1943.

 (...) - « J’espère que cette fine champagne vous plaira. Je l’ai rapportée de mon dernier séjour à Vichy, l’année dernière. Et, c’est un de vos amis de collège qui me l’a vendue. Et oui ! » Dulles semblait beaucoup s’amuser tout en remplissant son verre. Pierre, intrigué, ne put s’empêcher de l’interroger : - « Qui est donc cet ami ? » - « Je ne me souviens plus très bien. Comment s'appelle-til ? François ? Mitter... peut être  ? Quelque chose comme ça. C’est ce charmant garçon qui appartient à la direction du Reclassement et Service d’aide aux prisonniers de guerre, à Vichy. Il est un fils aimant et rend régulièrement visite à ses parents, en Charente. Chaque fois, il ramène avec lui quelques bouteilles de vieux cognac de propriétaire qu’il revend à des proches. Ma foi, on ne peut pas le lui reprocher, il est d’un commerce des plus agréables ! » Et Dulles se mit à rire. - « Il y a de nombreuses années, lorsque je faisais partie de la délégation qui assistait notre Président Wilson lors des négociations des Traités de Versailles et Saint Germain en Laye - mais vous n’étiez qu’un petit garçon à cette époque - c’était notre excellent et dévoué ami, Jean, qui était notre fournisseur attitré : Mr Jean Monnet of Cognac ! » Pierre ne releva pas. Il avait déjà entendu cela plusieurs fois. Dulles radotait. Peut-être François rendait-il encore visite à Abel Ferrand, pour lui acheter quelques bouteilles, comme au temps du Comité ? (...)

(...) Dulles observait son interlocuteur avec malice. Au bout de quelques secondes, il reprit la parole. Sa voix était basse et lasse. - « Mon cher Pierre, je vous prie de bien vouloir m’excuser, car j’ai pris la peine d’enlever mes souliers. Je suis victime d’attaques de goutte répétées. La chaleur de ces chaussons me soulage un peu. C'est votre bon ami François qui me les a offerts...» Bénouville dirigea son regard vers les pieds de son hôte. Dulles portait une chaude paire de charentaises françaises ! - « Depuis plusieurs mois, les choses ne se passent pas bien à Alger. Murphy transmet à Donovan des notes optimistes, mais tout va de travers. » Les traits de son visage se durcirent. Il reprit sur un ton détaché : - « Mon ami Monnet, qui connaît bien De Gaulle et ses proches, a mis en garde Harry Hopkins, l’homme de confiance de notre Président. Il lui a adressé un courrier secret, en date du 6 mai 1943, dont il m’a rendu codestinataire. Je peux vous le citer de mémoire : « Il faut se résoudre à conclure que l’entente est impossible avec De Gaulle ; qu’il est un ennemi du Peuple Français et de ses libertés et qu’en conséquence, il doit être détruit. Dans l’intérêt des Français ! » Dulles, les pieds bien calés sur un tabouret, retrouvait son sourire : - « Prima Donna delenda est ! Notre ami Monnet connaît ses classiques ! Mais qui alors, pour remplacer De Gaulle ? Weygand, sur qui nous avions misé, au départ, s’était montré sous son vrai jour : un vaillant soldat mais un homme pusillanime, comme votre général La Laurencie. Reynaud, votre petit géant de la finance, était interné au Fort du Portalet où il avait rejoint Daladier, Blum, Gamelin et les autres, portant le deuil de son encombrante maîtresse, feu la jeune comtesse Hélène de Portes. Herriot, en bon Radical, promit tout et se défila. Darlan, avait l’étoffe d’un véritable chef. Le Maréchal ne s’y était pas trompé, lui qui voulut en faire son successeur. Mais il a disparu, victime de votre ami, Monseigneur le Comte de Paris. Pucheu, de la banque Worms, est emprisonné et sera bientôt condamné à mort, victime de lui-même. Certains, chez nous, ont entendu Monnet évoquer les noms de Flandin et de l’un de vos compatriotes, cet écrivain qui aime tant raconter ses aventures d’aviateur et vit, aujourd’hui, à New York City. Tout ceci n’est pas très sérieux… Notre Président, suivant en cela les conseils de Murphy et Monnet, met à présent toute son énergie, à promouvoir Giraud : « en l’absence du Maréchal, empêché », selon la spirituelle et cruelle formule de De Gaulle. Mais comme disent certains de nos amis suisses, éleveurs de chevaux de course : « On ne gagne pas le Prix des « Mille Guinées » en alignant un « Franche-Montagne » ». N’est ce pas, mon cher Bénouville ? Malgré la présence à Alger de votre ami Frénay et de notre ami Monnet, Giraud n’a pu s’imposer. Il est fini. De Gaulle a gagné ! ». D’un geste sec il vérifia la propreté des verres de ses lunettes. Il grimaça soudain : - « Maudite goutte ! » Il reprit son exposé : - « Il est trop tard pour se débarrasser de De Gaulle, comme le souhaitait Monnet. Mais nous pouvons l’isoler, l’entourer d’un cordon sanitaire de personnalités sur lesquelles nous pourrons compter, qui partagent notre vision du monde. Et écarter définitivement les autres. Ceux qui, fascinés par une philosophie erronée de l’Histoire et emportés par la générosité de leurs bons sentiments, ne se sont pas rendus compte qu’ils devenaient des « idiots utiles », aisément manipulables par les hommes de l’OGPU soviétique. Jean Moulin et Miss Albrecht étaient de ceux-là. Moulin était politiquement le plus dangereux car, intelligent, organisé, et totalement dévoué à la personne et à la cause de De Gaulle. Il nous l’a d’ailleurs amplement démontré en faisant échouer, il y a quelques mois, cette tentative de financement de la résistance intérieure française qui nous aurait permis d’éliminer, définitivement, la Prima Donna du jeu politique. Berthe Albrecht, elle, aurait pu exercer un ascendant réel sur certains hommes et certaines femmes. Votre ami Henri Frénay en sait quelque chose ! Son militantisme pour les causes marginales et son désir de transformer la société et les relations sociales auraient pu la conduire sur les chemins de l’action politique où elle aurait, sans doute, excellé. La « mise hors jeu » de ces deux-là est une bénédiction ! Eux disparus, il nous sera plus facile de maîtriser la situation. Rendons grâce, une nouvelle fois, à notre Ogre et sa chère Fontaine ! » Pierre Bénouville approuva de la tête, en silence. (...)

 

La fabrique de l'après-guerre

François Mitterrand, jeune soldat (1916-1996) et photo officielle de la remise de la Francisque, plus haute décoration de l'Etat Français,  à François Mitterrand par le Maréchal Pétain.

(...) "Nous libérerons votre pays et installerons l’AMGOT, une autorité militaire américaine qui administrera votre territoire. » Et il ajouta en souriant : « En accord, bien sûr, avec les « autorités locales » ! Enfin, nous organiserons des élections libres qui permettront, à vous et vos amis, de vous approcher du pouvoir. Nos meilleurs juristes travaillent déjà à l’élaboration de votre prochaine Constitution et nous imprimons les billets de banque qui auront cours sur votre territoire libéré... » Il fixa Pierre avec insistance : - « Nous comptons beaucoup sur vos amis Henri Frénay ; Alexandre Marc ; Jean Pierre Maxence ; Jean de Fabrègues, sans oublier notre vieil et grand ami Monnet. Mais pour Jean, nous avons d'autres projets, beaucoup plus importants, où il pourra donner la pleine mesure de son talent, qui est grand. Mais il est un peu tôt pour évoquer cela. » Dulles fit une pause, puis reprit la parole - « J'aurais également une pensée particulière pour votre cher François Mitterrand. » Dulles prononçait ce patronyme français à l'anglo-saxonne, en traînant sur la dernière syllabe : Rand... comme John Rand, l'homme à la tignasse frisée, aux sourcils charbonneux et à l'épaisse moustache, qui tourna dans la quasi totalité des films de Charlie Chaplin. - « François Mitterrand, notre estimable petit fournisseur de cognac ! L’action qu’il mène auprès des prisonniers de guerre doit être encouragée. Il doit poursuivre son travail, sans faiblesse, afin de supplanter le mouvement de Cailliau, le neveu de De Gaulle. Nous allons donc aider votre ami François à rejoindre Alger. J’en ai parlé à Murphy qui m’a donné son accord. Vous pourrez, sans tarder, lui annoncer cette bonne nouvelle ». Dulles déplaça, avec précaution, ses pieds sur le tabouret. - « J’ai rencontré Bettencourt, votre vieil ami du 104 rue de Vaugirard, à plusieurs reprises, lors de ses séjours suisses. C’était à l’occasion des négociations qu’il conduisait avec les hauts responsables de la société Nestlé pour défendre les intérêts d’actionnaire du puissant M. Eugène Schueller. André Bettencourt est un journaliste de talent. N’a-t-il pas écrit, il y a deux ans, un éditorial, en sa qualité de directeur de « La Terre Française », qui se terminait ainsi : « Ils (les juifs) avaient réussi à mettre la main sur Jésus et l’avaient crucifié. En se frottant les mains, ils s’étaient écriés : « que son sang retombe sur nous et nos enfants ». Vous savez d’ailleurs de quelle manière il est retombé et retombe encore. Il faut que s’accomplissent les prescriptions du livre éternel ! ». Dulles riait. "Bettencourt est un homme entreprenant." Il ajouta, avec un curieux sourire. "Il est très entreprenant. (...) Mais enfin, il fut un interlocuteur suffisamment habile pour me persuader de lui verser plusieurs millions de francs suisses, dont une partie devrait alimenter les caisses du mouvement de notre ami Mitterrand. Il ne vous en a pas parlé ? » Dulles plissait les yeux et scrutait, avec attention, le visage de son interlocuteur. Bénouville paraissait fort surpris - « Nous ferons, peut-être, de Mr Bettencourt, un Ministre fort compétent ! Il faudra que j’en parle à mon frère John-Foster et à nos amis Dean Acheson et Averell Harriman. Au fait, mon cher Bénouville, savez-vous que mon ami Harriman est l’amant comblé de la délicieuse et spirituelle Pamela Churchill, la séduisante belle-fille de Lord Winston ? Bon, elle a un peu trop fréquenté, à mon goût, Unity Mitford, la belle soeur d'Oswald Mosley, le petit Fürher britannique ! » Il rit de bon coeur. Il sortit une pipe courte de sa poche. Il la bourra de tabac et l’alluma. Le fourneau rougeoyait. Une odorante fumée de tabac oriental s’élevait dans la pièce. (...)

(...)  Au mois d’août dernier, notre ami Monnet adressa une lettre confidentielle au Président Roosevelt. Donovan m’en fit parvenir une copie. Dans ce courrier, notre ami Jean écrivait : "Il n'y aura pas de paix en Europe si les États se reconstituent sur la base de souverainetés nationales. Ils devront former une fédération qui en fasse une unité économique commune". Nous sommes un petit nombre à penser que, à la fin de la guerre, nous aurons besoin d’une Allemagne forte. Nous l'aiderons à guérir de ses démons. Nous inviterons et contraindrons, si nécessaire, les meilleurs de ce Peuple à s’engager dans la réalisation d’une entreprise commune, sous notre tutelle. Nous appellerons cela la construction de la « Maison Europe ». Mais les vraies difficultés commenceront alors. Les démocraties européennes auront besoin d’hommes de votre trempe, car le prochain conflit qui s’annonce - celui qui opposera notre Monde libre à notre ami Russe, le montreur d’Ours - sera impitoyable. Il durera de nombreuses années. L'issue sera incertaine. Nous ne pourrons sortir vainqueur que si nous rassemblons, autour de nous, des hommes insensibles à toute forme de préjugés. Ces hommes-là, nous les choisirons, discrètement, parmi les meilleurs, dans chacun des camps actuellement en présence. Tous unis par un anti-communisme viscéral. Les anciens nazis feront d’excellents auxiliaires de la chasse aux complices du montreur d’Ours ! N’est ce pas, mon cher ? (...) Si les Européens veulent, enfin, vivre en paix après les sinistres épisodes de cette Balade du Grand Macabre mise en scène et joués par Mr Hitler et ses amis, la nouvelle organisation économique de l’Europe sera la seule défense efficace que nous pourrons opposer à l’appétit croissant du « mangeur de miel », le camarade Joseph Staline ! Après, vous pourrez, peut-être, avec notre ami Monnet, bâtir les fondations d’une Europe politique nouvelle où les hommes d’administration - en Amérique nous les appellons des managers - prendront les décisions, remplaçant avantageusement les hommes politiques et leurs beaux discours partisans. Comme l’a écrit Hayek, qui ne manque pas d’humour : « Laisser la loi aux mains de gouvernants élus, c’est confier le pot de crème à la garde du chat ! » On vous y aidera, sans doute, malgré notre âge, mon jeune ami. Mais à notre grand âge, il est bon d’aller se coucher tôt. » Et il se mit à rire. La conversation avait trouvé sa conclusion. Pierre se leva et prit congé. Dulles le raccompagna, fort civilement, jusqu’à la porte de l’immeuble. Pierre se retrouva dans la Herrengasse. La ville était paisible et silencieuse. La nuit d’automne, claire et froide. Il ne s’attarda pas devant la fontaine de Ritter. Il marcha d’un bon pas et rejoignit son hôtel, sans avoir croisé quelqu'un. Dans sa chambre, il se mit à la fenêtre. Il scruta longuement les étoiles et les constellations. (...)

André Bettencourt (1919-2007)

Une banque internationale sous influence

Thomas H. MacKittrick, président de la Banque des Règlements Internationaux (BRI), de 1940 à 1946.

(...) Créée en janvier 1930, la « Banque des Règlements Internationaux » était une institution de droit privé. Les banques centrales des principaux pays industrialisés - elles-mêmes de droit privé - détenaient son capital. Dans son Conseil d’Administration siègeaient les plus illustres figures de la finance internationale : les gouverneurs des Banques Centrales, représentants des Démocraties et, plus tard, Pays de l’Axe, fort courtoisement mêlés. La BRI avait eu pour mission première d’organiser techniquement le remboursement des emprunts réalisés par l’Allemagne auprès des grandes banques américaines, anglaises et françaises, au titre des plans Dawes et Young. Une faible partie de ces remboursements concernait les « réparations des dommages de guerre » dues aux Français. Mais dès l’été 1932, il ne fut plus question d’honorer les paiements de ces « réparations », eu égard à la grave crise traversée par les économies mondiales. L’année suivante, l’arrivée au pouvoir du chancelier Hitler modifia la mission de la BRI. Une des premières décisions du Führer fut d’utiliser le chantage à la suspension du remboursement des emprunts contractés, comme levier de sa politique étrangère. La BRI s’adapta. Elle devint le partenaire privilégié des banques centrales dans les opérations de conversion or-devises. En septembre 1939, on déménagea les archives et certains services administratifs de la Banque. Les autorités helvétiques craignaient la mise en oeuvre, par la Wehrmacht, du Plan d’invasion « Tannenbaum » et le rattachement de la Suisse au Reich de Mille ans ; ce que certaines personnalités « frontistes » extrémistes suisses espéraient et réclamaient. Le Président, le Conseil d’Administration et certains des collaborateurs emménagèrent dans les locaux d’un ancien hôtel de luxe mis, en hâte, à leur disposition, à Rougemont, en pleine campagne, à mi-distance entre le chef-lieu du Pays-d’Enhaut vaudois : Château d’OEx, et Gstaad, charmant petit village de l’Oberland bernois où on pratiquait le ski, en famille. (...)

(...) Thomas MacKittrick avait succédé à Johan Willem Beyen, à la tête de la BRI, le 1er janvier 1940. Celui-ci, de nationalité hollandaise, pensant le conflit inévitable, démissionna fort prudemment et accepta la direction générale du Groupe Unilever-Nederland. Avant de quitter son poste, Johan Willen Beyen, permit au Chancelier Hitler de mettre la main sur les réserves d’or des Etats Autrichien et Tchèque - quarante-cinq tonnes de métal précieux - confiées aux coffres, réputés inviolables, de la Banque d’Angleterre. Mais là, nul besoin de chalumeaux pour forcer les coffres ! La simple imputationd’une écriture comptable au compte de la Reichsbank, dans les livres de la BRI, avait permis à la banque allemande de devenir propriétaire de ce pactole. Avec la bénédiction de Montagu Norman, Gouverneur de la Banque d’Angleterre, administrateur influent de la BRI et ami personnel de Hjalmar Schacht, Président de la Reichsbank. Pour le reste, les Banques Centrales amies du Reich transféraient des caisses de lingots et autres barres dans les caves de la Reichsbank, à Berlin, pour le même montant. Application stricte du principe de compensation. A la plus grande fureur du Premier Ministre Britannique, Sir Winston Spencer-Churchill, qui n’apprit cette forfaiture que deux mois plus tard ! Montagu Norman, comme beaucoup de ses amis, était un admirateur de Mr Hitler et du NSDAP. Il était un membre influent de l’Anglo German Fellowship où il retrouvait quelques grands noms de l’aristocratie britanniques : son Président Wilfrid Ashley, Baron Mount Temple, époux de « Maude » Cassel, fille unique de Sir Ernest Cassel ; Walter Montagu Douglas Scott, 8e Duc de Buccleuch, époux de Vreda Esther Mary Lascelles, petite fille de l’ambassadeur et petite cousine de Gertrude Lowthian Bell et de Sir Alan Frederick "Tommy" Lascelles, Secrétaire Privé du roi George VI et de son fils, l’éphémère et pronazi Edward VIII ; Ronald Nall-Cain, second Baron Brocket, richissime landlord ; Frank Cyril Tiarks, directeur de la Banque d’Angleterre et bras droit de Montagu Norman ; Geoffrey Dawson, éditorialiste du Times et enfin, Lord Halifax, chef de file du parti anglais de l’Appeasement et adversaire résolu de Sir Winston Spencer-Churchill, cet "alcoolique grossier" (...)

(...) Mais, depuis quelques mois, le Trésor américain - par la voix de Henry Morgenthau jr - dénonçait le pillage, par le Reich, de l’or des pays occupés, des populations déportées, des entreprises aryanisées. Le Reich qui organisait la fonte ignoble des objets en métal précieux ayant appartenu aux familles juives exterminées : chaînes de montres, montures de lunettes, bijoux, or dentaire. Tout cela que l’on retrouvait - sous une forme déguisée mais présentable - dans les coffres souterrains de la Banque Nationale Suisse et les livres de comptes de la Banque des Règlements Internationaux, présidée par un citoyen américain : Thomas MacKittrick. Un Président qui avait été reconduit dans ses fonctions, un an auparavant, par les nazis et leurs alliés qui siégeaient, majoritairement, au sein du Conseil d’Administration. En récompense de bons et loyaux services. (...)

(...) Auboin, le Directeur général poursuivit. « Le Président McKittrick est la cible, aux USA, de critiques acerbes émises par certains milieux et une certaine presse. On l’accuse de faire le jeu des  puissances de l’Axe. M. Morgenthau jr, le Secrétaire au Trésor américain, tient, régulièrement, des propos peu amènes, à son égard. Tout cela l’inquiète, profondément. C’est pourquoi, il a souhaité, aujourd’hui, vous en parler. Que doit-il faire ? Accepter ? S’opposer aux représentants de Göring ? Il ne sait. Qu’en pense l’équipe de conseillers du Président Roosevelt ? Ne pourrait-on pas donner au Président MacKittrick des consignes simples et claires ? » (...)

(...) "Au fait ! En ce qui concerne ce fameux rapport sur les activités de la Banque des Règlements Internationaux et les décisions de son Président - exigé à cor et à cri par Henry Morgenthau jr - j’ai suggéré au Président Roosevelt de confier cette mission à Eleanor Lansing Dulles, ma jeune soeur. Ce qu’il a accepté. Elle me paraît la plus qualifiée pour vous interroger, cher Thomas, sur le fonctionnement de cette honorable institution. Je suis sûr qu’elle saura trouver les mots justes, dans son compte rendu, pour dissiper tout malentendu et convaincre notre ami Morgenthau jr. N’est-elle pas diplômée de Bryn Mawr College et titulaire d’un Ph.D en économie délivré par Harvard University ? » Allen Dulles riait de bon coeur. Dulles ne précisa pas que sa soeur, qui vivait en Allemagne au moment de l’arrivée au pouvoir du Chancelier Hitler, était devenue une admiratrice enthousiaste du Führer. (...)

La Fontaine de l'Ogre

Haut du chapiteau de Kindlifresserbrunnen (la Fontaine de l'Ogre) à Bern, capitale de la Confédération Helvétique.

(...) Quelques minutes plus tard, après avoir évité la Tour de l’Horloge, ils tournèrent à droite et débouchèrent sur la Kornhautzplatz. Dulles psalmodiait quelque chose. Pierre, au bout de quelques secondes, reconnut des sonorités germaniques. Il ne maîtrisait que médiocrement la langue allemande, mais il crut identifier des paroles connues : - « Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ? Es ist der Vater mit seinem Kind…” Dulles chantonnait, mezzo voce, d’une jolie voix de baryton, les premiers vers du « Roi des Aulnes » : « Qui chevauche si tard à travers la nuit et le vent ? C'est le père avec son enfant. » Ils aperçurent, en même temps, le pont de la Nydegg. La Fontaine leur barrait le passage. Ils s’arrêtèrent à proximité de la margelle de pierre qui supportait des potées de chétifs géraniums. Au sommet de son fut élancé aux cannelures dorées, un chapiteau corinthien orné de putti et de trophées de têtes de béliers supportait la statue polychrome d’un personnage bouffon et inquiétant. Celui-ci était vêtu d’un costume de la Renaissance italienne, un chapeau aux bords roulés posé sur le sommet du crane. Il s’apprêtait à dévorer la tête d’un enfant qu’il tenait à bout de bras, tandis qu’il enserrait deux autres corps juvéniles, pris dans un grand sac, et promis au même sort. - « Mon cher Bénouville, je rends grâce à notre ami, le Kindlifresser, le « dévoreur d’enfants », qui fut un allié puissant dans toute cette affaire. Si l’Histoire se nourrit toujours de ses fils, il faut des cuisiniers inspirés qui sachent habilement composer les plats et combiner les saveurs. » Allen Welsch Dulles porta la main à la poche de son pantalon. Il en sortit une pièce de monnaie. Il y jeta un rapide coup d’oeil : une pièce de cinq francs. Va pour cinq francs. Il la noya dans le bassin. - « Voila ta rétribution, Ogre ami. Il convient de te remercier dignement de toutes tes bontés. Nous aurons toujours, dans nos caves et nos greniers, de nombreux Préfet Moulin et Miss Albrecht. De quoi te rassasier, lorsque la faim tiraillera à nouveau ton estomac. » Avec souplesse, Dulles effectua quelques pas de danse. (...)

Pour entrer en contact avec l'auteur :   laubepale2leurope@gmail.com